Frederik Peeters, histoires (sur)naturelles
Chaque nouvel album de Frederik Peeters est un événement. Après les magistrales séries Lupus et Koma, et l’épatant diptyque policier R.G., le dessinateur suisse de 35 ans revient avec un one-shot mystérieux et envoûtant, Pachyderme. L’histoire d’une femme qui rend visite à son mari à l’hôpital, mais qui sera d’abord confrontée à un agent secret, un médecin charmeur portant de lourds secrets, une jolie blonde, des bébés flippants et même son propre double… Le tout se déroulant dans une Suisse fantasmée et surannée des années 50, à la fois chic et aliénante. Mais d’où sortent ces étrangetés qui font de Pachyderme l’un des plus beaux livres de la rentrée ? Nous avons rencontré Frederik Peeters pour en savoir plus.
Comment vous est venue l’ idée de départ de Pachyderme ?
Elle remonte à plusieurs années. J’avais en tête l’image d’un embouteillage sur une route de campagne: une file de voitures coincées car un éléphant mort gît sur la chaussée. Tout est parti de là. Mon personnage principal devait être un homme, qui se retrouve dans ce bouchon. Et puis j’avais imaginé que l’histoire se déroulait dans une drôle d’époque, avec à la fois des téléphones portables et des voitures des années 70-80… Mais quelque chose ne fonctionnait pas dans ce début de scénario. C’est à ce moment qu’on m’a proposé de dessiner R.G., et j’ai donc mis ce projet de côté.
R.G. est un polar quasi-documentaire, d’après le témoignage d’un vrai flic. Pachyderme est une fiction mêlant différents genres, dont le fantastique. Ressentiez-vous le besoin de changer radicalement d’univers ?
Oui, je voulais quitter l’ambiance virile qui sent la transpiration de R.G., et quitter aussi la période contemporaine. Situer l’histoire de Pachyderme dans les années 50 me permettait d’exploiter ma passion pour le cinéma américain classique. J’ai finalement opté pour un personnage principal féminin. En plus de changer de R.G., cela me permettait de raconter le parcours d’une femme qui se prend en main et veut devenir indépendante, à une époque où cela était peu courant.
Pourquoi avoir choisi la Suisse comme décor ?
On va toujours chercher l’exotisme ailleurs, alors qu’on peut rendre un pays comme la Suisse suffisamment exotique pour faire un bon décor. Par l’ambiance, la lumière, le silence, un certain confinement… Et ce choix collait avec ma protagoniste, qui cherche à s’extraire d’un milieu grand bourgeois un peu pincé. J’ai beaucoup pensé à la nouvelle Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig, avec son héroïne coincée et romantique, qui rougit ou s’évanouit à tout va…
Comment avez-vous conçu l’intrigue si étrange de cet album ?
Avant, je n’écrivais jamais de scénario. J’improvisais directement en dessinant. Pour les deux volumes de R.G., j’ai été obligé d’écrire, afin de faire valider l’histoire par le policier et l’éditeur. Finalement, cette expérience ne fut pas déplaisante et je l’ai à nouveau tentée pour Pachyderme. Je suis parti d’une idée de fin et ai écrit le scénario à l’envers, pour en faire un grand film hollywoodien. Mais c’était un peu trop artificiel, alors j’ai laissé des paragraphes blancs, pour me ménager des transitions, des respirations de quelques pages où je pouvais me laisser aller. Car ce que je n’aime pas dans les films, c’est quand le récit est à ce point précis, brillant, carré, qu’il est au final trop fermé. Une fois celui-ci achevé, on ne se questionne pas: il n’y a plus grand-chose à en tirer, donc on le range et on l’oublie. Je ne voulais pas réaliser ce genre de livre.
Votre ouvrage comporte de nombreux passages fantastiques ou oniriques. Pourrait-on en faire une interprétation psychanalytique ?
Non, je n’ai pas inclus de symbolisme mystérieux dans cette histoire. Ou en tout cas, pas consciemment ! Pachyderme est né de plein de notes, de bouts de dialogues, de dessins volants réalisés pendant que je travaillais sur R.G.. Je découvrirai peut-être une signification en le relisant dans cinq ans… Cela m’est arrivé avec Lupus: en m’y replongeant, j’y ai vu des références à des choses que j’avais vécues ou à un état d’esprit dans lequel j’étais au moment où je le réalisais. Mais sur le coup, je ne m’étais rendu compte de rien.
Pourtant, avec toutes ces portes qui s’ouvrent vers des mondes étranges, les bébés qui marchent, l’espion élastique, etc., on a vraiment l’impression de naviguer dans un rêve…
Oui, mais cela ne se réduit pas à un rêve car sinon le lecteur se sentirait vite exclu d’un univers qui n’est pas le sien. On peut voir Pachyderme comme un songe bâti pour qu’on ait envie de tourner les pages.
On pense d’ailleurs aux films de David Lynch, ou à sa série Twin Peaks, avec son décor sans âge, son grand hôtel et ses personnages et événements bizarres…
Peut-être, je ne sais pas. J’ai vu Twin Peaks il y a longtemps: un ami possédait la série en VHS, et nous avions vu tous les épisodes d’un coup. Ce fut une sacrée claque…
Certaines séquences de Pachyderme portent en elles une forte charge érotique: les tétons qui sortent du mur, la leçon de piano, la fixation sur les bottines. Était-ce voulu ?
Encore quelque chose d’inconscient ! Récemment, j’ai vu par hasard Le Journal d’une femme de chambre, de Luis Buñuel. Un homme y fantasme sur les bottines de Jeanne Moreau… Mais celles de mon héroïne ne sont pas une référence à ce film, je les avais imaginées avant de le voir. Personnellement, je ne suis pas fétichiste du pied ou des chaussures. Mais je dois avouer que certains bottines un peu XIXe sont… intéressantes. Car derrière ces chaussures très strictes, se trouve une forme d’enfermement, symbolique de la condition féminine à cette époque. Alors, quand elles sont crottées, souillées, comme dans mon histoire, cela peut signifier tout autre chose…
On croise pas mal d’animaux (vivants, morts ou empaillés) dans votre livre. D’où vient cette fascination ?
Sans doute de mes sensations quand je visitais, enfant, le Musée d’histoire naturelle. D’ailleurs, l’exposition rétrospective que me consacre le festival BD-Fil à Lausanne (11-13 septembre) s’intitule « Histoires naturelles ». Pour la préparer, avec les organisateurs, nous sommes allés dans ce musée. Et dans une vitrine de reconstitution de la flore et de la faune locale, j’ai reconnu la forêt que je dessine au début du livre. Je voulais une forêt typiquement suisse romande, et elle ressemble tout à fait à celle qu’on peut voir au musée ! Après, concernant les animaux empaillés que possède le personnage du chirurgien, c’est plus compliqué. J’ai eu très tôt la vision d’un grand dessin kitsch avec des flamants roses qui s’envolent… Pour l’inclure, j’ai fait de mon médecin un chasseur, ce qui collait assez bien avec le reste de l’intrigue, et je l’ai donc entouré d’animaux empaillés. Les idées viennent parfois de façon vraiment mystérieuse !
La dernière séquence de Pachyderme est un rebondissement extraordinaire, mais elle laisse des questions en suspens. Était-ce une nouvelle façon de perdre le lecteur ?
Oui et non. Je n’ai pas écrit une histoire à la Usual Suspects, où l’on peut vérifier a posteriori que tous les détails corroborent l’explication finale. Une fois le livre refermé, j’aimerais simplement qu’un parfum fort plane encore. J’ai d’ailleurs une idée assez précise de ce parfum, mais après, à chacun de se créer la sienne…
Quels sont vos projets ?
Mon prochain livre s’intitule Château de sable. Il s’agit au départ d’un scénario de film (jamais tourné), écrit par Pierre-Oscar Levy, qui a aussi dans l’idée d’adapter ma BD Pilules bleues. Ce nouvel album, qui paraîtra chez Atrabile, comptera une centaine de pages en noir et blanc, dessinées de façon plus rapide que Pachyderme, dans une certaine urgence. L’histoire est très bonne: on dirait une nouvelle de Bradbury, mais avec une touche sociale et un côté noir en plus.
Propos recueillis par Benjamin Roure
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Pachyderme.
Par Frederik Peeters.
Gallimard, €, le 4 septembre 2009.
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Images © Peeters / Gallimard
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