Géante
Une famille de paysans montagnards, aux six fils bien différents, découvre un bébé abandonné dans la forêt. Une petite fille ravissante. Petite ? Non. Immense, démesurée, géante. Adoptée et choyée par ces braves gens, Céleste grandit encore et vit une enfance paisible et épanouissante. Mais quand vient l’adolescence et ses troubles, quand ses frères devenus adultes quittent un à un la maisonnée, Céleste elle aussi rêve de découvrir le monde. Alors, elle part. Mais ses proportions hors normes ne la protègeront pas de toutes les mauvaises intentions et des hommes…
C’est un conte initiatique à coloration féministe que développe ici JC Deveney (L’Art d’aimer, Johnny Jungle…), sur quelque 200 pages de toute beauté. Son monde imaginaire, à la croisée de la Grèce mythologique et de l’Europe médiévale, sied parfaitement à son récit d’émancipation : en faisant de son héroïne une géante parmi les humains, il peut ainsi aisément pousser la dénonciation de l’exclusion, de la manipulation, de la misogynie, tout en restant dans un récit palpitant et divertissant – son sous-titre est explicite, « Histoire de celle qui parcourut le monde à la recherche de la liberté ». Mais au fil de ses denses chapitres, on perçoit le fond de son sujet : si le périple de Céleste vers un idéal de sagesse et d’entraide est tellement jonché d’obstacles, ce n’est pas tant en raison de sa taille mais de son sexe. Si Céleste est d’abord persécutée car elle maîtrise mal son immense corps dans le petit monde des hommes, c’est ensuite parce qu’elle veut être érudite et qu’elle n’enfante pas que la société (Cour, Église…) veut lui faire plier l’échine. La femme doit être soumise, sinon c’est une sorcière, à enfermer ou à brûler.
Les séquences lumineuses – la communauté de femmes dans la forêt (on pense un peu à L’Âge d’or), l’hôpital pour les plus pauvres – s’enchaînent alors avec les pages les plus douloureuses, comme celles de son internement dans un couvent extrémiste qui lui retourne l’esprit pour qu’elle accepte les pires sévices. La démonstration force parfois un peu le trait, le récit s’étire un peu en longueur. Mais l’intérêt, quand il baisse, est toujours relancé par de nouveaux événements haletants, à la manière d’un feuilleton.
Et surtout, Géante est l’éclosion d’une dessinatrice espagnole au talent fou : Nuria Tamarit, découverte en France avec Avery’s Blues, propose ici un design très soigné, qui fait fi des problèmes de proportion (pas toujours évident de caser une géante dans un décor à taille humaine…) pour se concentrer sur l’émotion. Une émotion née d’un découpage bien pensé, d’un design sobre mais efficace (ses personnages sans ride aux yeux ronds portent une expressivité singulière) et d’un jeu habile sur les textures et les contrastes. Un bel écrin pour une belle histoire.
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Je viens de le lire, et je crois qu’un avertissement est nécessaire : cette BD n’est pas féministe. C’est important de le dire pour cette BD parce que :
– elle est quand même présentée comme telle par beaucoup de sites et libraires peut intéressés par le sujet
– notamment avec ce titre comme » Histoire de celle qui parcourut le monde à la recherche de la liberté « , qui laisse penser que c’est un livre égalitariste.Attention, ça ne veut pas dire que la BD n’est pas bonne : elle l’est, si les clichés oppressifs ne dérangent pas.
Je peux développer (mais en dévoilant quelques éléments de l’intrigue) :
– la géante est tout à fait ouverte à l’idée de se laisser brûler par un inquisiteur. Aucun souci, c’est la loi, elle a fauté. Lutter contre l’injustice qui lui est faite n’est pas une option (faux témoignages qui la condamnent et juge partial). Elle est sauvée par un homme sur le bûcher allumé (alors qu’elle est géante, quelle logique)
– la géante accepte tout à fait de se faire cloîtrer dans un monastère par son prince de mari (évidemment sur l’instigation de sa belle-mère, la fameuse reine, ce cliché de la femme de pouvoir forcément méchante)
– par contre, quand elle découvre qu’une île dirigée par des femmes qui disent s’isoler du monde pour se protéger des violences des hommes, possède une « ferme » d’hommes captifs pour la reproduction (ce qui est horrible, évidemment, mais pas plus que ce qu’elle a vu/vécu jusque là, soyons claire, surtout que les enfants de sexe masculin peuvent s’en aller de l’île a 10 ans) : là elle utilise sa force physique.
Une BD qui dit qu’une femme n’utilise sa force physique QUE pour sauver des hommes, n’est pas ce qu’on peut appeler une BD féministe.Cerise sur le gâteau : quand elle revient au pays de son mari (le prince qui l’avait enfermé dans un couvent de tortionnaires, pour rappel), elle lui pardonne en 2 cases.
Sur la BD (cette fois sans avis sur l’idéologie qu’elle véhicule) : les histoires s’enchaînent de façon un peu trop artificielles, et par comparaison Les Cent Nuits de Hero est mieux, dans le genre. Et plus féministe, pour ceux et celles pour qui c’est important, de lire des BD « safe ».
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