Hippolyte au Rwanda: « Comment montrer 800 000 morts? »
Un silence effroyable. Une non moins terrible complicité de la France dans le cadre d’un massacre massif. Dans l’éprouvante mais nécessaire Fantaisie des dieux, Hippolyte dessine le génocide rwandais, tel que le grand reporter Patrick de Saint-Exupéry l’a vécu en 1994. Et se met en scène avec lui, vingt ans plus tard, de retour dans un pays martyrisé. Un livre à la fois choquant et pudique, sur lequel le dessinateur revient pour BoDoï.
Avant de travailler sur cet album, que représentait le génocide rwandais pour vous ?
Pour être honnête, j’en savais assez peu. J’ai bien sûr vu les images à l’époque, ces machettes qui découpent, ces amas de corps, l’horreur. Mais j’avais 17 ans, tout cela me semblait très lointain, un conflit ethnique, en Afrique… Depuis, j’avais lu un peu sur le sujet, pris conscience du rôle trouble de l’État et de l’armée français durant le génocide. Notamment grâce au numéro sur la France au Rwanda de la revue XXI [dont Patrick de Saint-Exupéry est le co-fondateur], et par l’intermédiaire du formidable travail de Jean-Philippe Stassen, sur Déogratias notamment. Mais les contours de ce drame étaient encore flous pour moi et je voulais les préciser.
Comment en êtes-vous venu à travailler avec Patrick de Saint-Exupéry ?
En juin 2013, Laurent Beccaria, directeur de XXI, et Patrick, son rédacteur en chef, me contactent. Mais je suis alors en partance pour le Niger. Ils me proposent d’adapter en BD le livre de Patrick sur le Rwanda, L’Inavouable. Je réfléchis à peu près cinq minutes et j’accepte le projet. Pour plusieurs raisons : d’abord, je connais très mal l’histoire du génocide rwandais et Patrick en a été un témoin-clé, en tant que grand reporter pour Le Figaro à l’époque, et j’ai envie de comprendre avec lui. Ensuite, j’ai très envie de travailler à ses côtés, pour apprendre encore sur ce métier de grand reporter. Cela fait quelques années que je travaille pour la revue XXI sous sa direction, il m’a déjà beaucoup appris et je pense pouvoir aller encore plus loin. Enfin, je dis oui car j’ai envie de découvrir le Rwanda. Ce sera d’ailleurs une condition que nous évoquerons en même temps : l’importance de se rendre sur place, sur les lieux, sur le chemin du génocide que Patrick avait effectué dans le dernier mois de ce terrible événement. C’est une évidence, il faut aller sur place. Pour retranscrire, sentir, comprendre, voir, interroger les survivants et construire ce récit à quatre yeux. Ceux de Patrick qui scrutent le Rwanda depuis 20 ans et les miens qui découvrent tout cela.
Partir au Rwanda était nécessaire pour réaliser cet ouvrage ?
Il fallait y aller. Je n’aurais pas pu travailler sur documentation. C’était inconcevable, ça n’avait aucun sens. Pour un souci de vérité et parce qu’on ne peut pas comprendre ce qu’on ne vit pas. Je n’aurais pu imaginer ces collines si je n’avais marché dessus. Il y a des sentiers partout, ça vous semble désert pourtant où que vous soyez il y a toujours quelqu’un qui est là, qui sait que vous êtes là, les feuilles craquent sous vos pas, les bruits résonnent dans le silence des collines, imaginez les tutsis fuyant les hutus à l’époque se cachant chaque jour… Le bruit, le silence, les odeurs, les couleurs… Aucune photo, aucune documentation ne peut raconter cela, il faut le vivre, prendre le temps de le dessiner, le sentir, chercher les choses caractéristiques, les détails qui racontent, ces détails que vous choisissez de ressortir parce qu’ils racontent mieux que d’autres. C’est l’expérience du terrain, prendre le temps que les choses arrivent. Ces choses-là n’arrivent pas à dix mille kilomètres du lieu que vous décrivez.
Comment s’est déroulé votre voyage ?
J’ai demandé à Patrick si des souvenirs allaient resurgir, le hanter. J’espérais presque ces moments, bizarrement. Lui m’a simplement répondu que non, rien de nouveau n’allait ressortir pour lui. Tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il a vécu à l’époque, il l’a écrit. Et c’est ce souvenir-là qui est juste et qui fait foi. C’est l’élément journalistique, la base. Vingt ans après, les souvenirs se transforment, les histoires s’embellissent, sont romancées, et c’est le piège dans lequel il ne faut pas tomber. On doit rester sur la vérité de l’instant. Quant à moi, je découvrais le pays. Et jamais je n’aurais imaginé cela. Je m’attendais à des ciels noirs, chargés, dramatiques, à un pays en décomposition qui se relevait comme il pouvait. Et non. C’était magnifique. Un paradis, un rêve. Un rêve où tout est vert, où le soleil brille, où tout est équilibre. Et dans ce rêve s’était produit le pire des cauchemars, la pire atrocité, le crime des crimes, le troisième génocide du XXe siècle, 800 000 morts en cent jours. Tous les tutsis avaient été exterminés. Et c’était encore plus glaçant.
Par quoi avez-vous été particulièrement marqué ?
Énormément de choses… C’est une histoire rude, tragique, un des pires moments de l’histoire du XXe siècle et La France y est très étroitement mêlée. Un moment, Patrick dit ceci après avoir découvert l’ampleur de l’implication de la France dans le génocide : « Que des soldats de mon pays aient pu instruire, sur ordre, les tueurs du troisième génocide du XXe siècle me paraissait incompréhensible. Aberrant. Ahurissant. Mon pays n’était pas ainsi. Son armée n’était pas ainsi. Nous ne sommes pas ainsi. » Voilà pourquoi Patrick comme moi avons fait ce livre. Nous devions le faire. Du mieux que nous pouvions. Le plus honnêtement possible. Par rapport à la « dette de la France » envers ce pays, par rapport à notre métier de journaliste, pour que ce silence se fasse enfin entendre. Et puis si ces histoires étaient horribles à entendre, insoutenables (et elles l’étaient), elles l’étaient encore plus à vivre. Nous avions juste le droit et le devoir de bien les raconter.
Quel a été votre mode de fonctionnement, ensemble ?
Chaque jour nous repartions sur le chemin que Patrick avait effectué en 1994, il me montrait les lieux, m’expliquait ce qu’il y avait trouvé. Moi je dessinais, j’écrivais, je prenais des photos, j’emmagasinais un maximum de matière. Rien n’avait été prévu en amont par rapport aux rencontres que nous devions faire… et nous avons retrouvé les acteurs que Patrick avait rencontrés à l’époque, qui m’ont expliqué à leur tour. Plus d’autres, imprévus, qui se sont ajoutés à l’histoire finale. Chaque soir, nous mangions ensemble à l’hôtel au bord du lac Kivu : nous faisions le point, j’essayais de dégager une trame au fur à mesure, d’organiser ce récit à quatre yeux. Il y avait beaucoup de silences entre nous. Chaque mot comptait. Et il y avait ce lac face à nous, magnifique, presque irréel, dans lequel je plongeais chaque soir pour me vider l’esprit et respirer.
Comment avez-vous abordé votre propre mise en scène dans le récit ?
Il me paraissait indispensable d’être présent en tant que personnage dans la BD, aux côtés de Patrick. J’ai toujours fonctionné ainsi dans mes reportages dessinés. Je suis le Candide qui se promène, qui dessine, qui rencontre, qui pose des questions et qui essaye de comprendre. Je pense que par ce biais-là, le lecteur peut s’identifier. Je l’emmène avec moi, je le prends par la main, il est dans mes pas et découvre avec moi. Je n’en sais pas beaucoup plus que lui avant de démarrer mon reportage. Je me dis que si j’ai besoin de respirer, lui aussi a besoin de respirer. D’où la retranscription de ces scènes de nages dans le lac Kivu, qui ponctuent le récit. Et puis ça permet d’être au plus près, à 100% dans le réel. Rien n’est ajouté, rien n’est romancé. Tout ce que le lecteur lit, voit, s’est passé exactement ainsi.
Comment avez-vous abordé le graphisme de La Fantaisie des dieux ?
Je voulais une forme de poésie. Quelque chose de très sobre, éclatant, retranscrire la lumière, la beauté des paysages, ce ciel toujours bleu. Je ne voulais surtout pas tomber dans les clichés de ces images chocs, ces crânes entassés, ces corps enchevêtrés, ces machettes partout. Il y en a mais ce n’est pas que ça. Et ce genre d’images ne racontent pas, elles font mal, touchent l’émotion la plus simple et vous assomment, comme une suite d’uppercuts pour au final vous laisser KO et sans réelle compréhension de ce qui s’est passé. Il fallait trouver d’autres moyens. Comment montrer l’horreur, comment montrer huit cent mille morts en trois mois ? Vous ne pouvez pas. Vous ne pouvez pas dessiner huit cent mille morts. Et si vous en dessinez moins c’est réducteur. Pour montrer l’ampleur il faut l’évoquer, poser des éléments précis et évoquer par le dessin. Par le regard d’un soldat qui découvre qu’on lui a menti sur sa mission, par la mise en parallèle de récits qui donnent sens. L’image a du sens, il faut être vigilant, tout doit rester exact tout en tentant de raconter l’irracontable. D’un point de vue technique, je travaille à l’aquarelle, comme je le fais dans mes croquis sur place, car elle me permet de retranscrire les couleurs au plus près de la réalité. J’ai simplement différencié les passages du passé et du présent en encrant le passé et en laissant le présent au crayon, comme une prise de note d’un voyage que j’ai effectué. Cela me semblait avoir du sens. Il y a aussi quelques apports photographiques, beaucoup moins que dans mes précédents reportages, mais ils sont essentiels, car ils font un pas vers la réalité, là où le dessin peut maintenir dans une sorte de fiction. Je raconte l’histoire d’Eric, ce rescapé tutsi des collines de Bisesero, qui avait toujours sa radio sur lui pour se tenir informé. Alors je le prends en photo avec sa radio devant les collines ; aujourd’hui, vingt ans après, il s’incarne vraiment, nous étions vraiment là avec lui. Cela donne, à mon avis, une force supplémentaire au récit.
Quels sont vos projets ?
Je reste dans la BD reportage puisque je travaille en ce moment sur les combats de coqs à La Réunion, où je vis depuis huit ans. Un sujet qui me permet de pénétrer la culture réunionnaise au plus près, d’entrer chez les gens, de voir plus loin. Cela fait deux ans que je suis sur ce projet avec Sylvain Gérard, un ami conteur créole, et Nicolas Anglade, un ami photographe de métropole. Le reportage sortira dans la revue XXI en octobre, ensuite le projet se développera sous diverses autres formes : exposition photo, spectacle mêlant photos, dessins et conte, une série de documentaires, et sans doute un gros livre puisque le reportage couvre tous les coins de l’île et toutes ses différences. Ensuite, je travaille sur deux spectacles vivants où je vais soit dessiner en direct, soit habiller visuellement l’ensemble, avec Sylvain Gérard toujours pour l’un (Kartié Boi Noir Lilèt Zinzin) et avec Sergio Grondin pour l’autre (Les Chiens de Bucarest). Et enfin je dois reprendre ma BD reportage Les Enfants de Kinshasa (parue dans XXI) en grand format pour la collection Aire Libre de Dupuis, et sans doute accompagner la grand reporter belge Pascale Bourgaux, pour la seconde aventure de la série qui lui est consacrée (chez Aire libre là encore), et qui devrait nous voir partir ensemble en Iran en 2015.
Propos recueillis (par mail) par Laurence Le Saux
La Fantaisie des dieux
Par Hippolyte et Patrick de Saint-Exupéry.
Les Arènes, 19,90€, le 6 mars 2014.
Images © Les Arènes.
—————————————
Publiez un commentaire