Inio Asano : « Je n’ai jamais écrit sur des choses qui m’ont rendu heureux »
Auteur emblématique pour une génération de lecteurs de mangas qui a vu naître un grand mangaka de l’intime en France, Inio Asano fait partie des rares privilégiés à avoir le droit à la publication de la quasi-totalité de leurs titres en France et à toucher un public bien plus large qu’à l’accoutumée, aux côtés de Jirô Taniguchi et Naoki Urasawa. Aujourd’hui est réédité un ouvrage jusqu’alors épuisé, Nijigahara Holograph (auparavant appelé Champ de l’arc-en-ciel), un one-shot fantastique ni intimiste ni proprement commercial, à part dans sa bibliographie. L’occasion nous était donc donnée de faire un point sur ses choix créatifs, ses difficultés, son regard sur le passé et l’avenir… et il s’est livré en toute transparence sur sa vie professionnelle et personnelle.
Comme vous l’évoquez sans détour, votre travail de mangaka est scindé en deux parties : des œuvres intimes et personnelles, qu’il vous semble indispensable de créer, et d’autres plus mainstream, qui vous permettent principalement de subvenir à vos besoins. Comment arrive-t-on à trouver la bonne assiette pour garder son identité et ne pas tomber dans le productivisme sans saveur ?
Actuellement j’ai réussi à trouver un équilibre en dessinant ces deux types d’œuvres. Cependant, dans le cas de Dead Dead Demon’s DeDeDeDe Destruction, même s’il y a une intention de créer un manga commercial, ce n’est pas si évident. Est-ce que ça rapporte ? La réponse est non ! Dans les faits, le titre me fait gagner peu d’argent et la séparation entre mes œuvres se fait finalement plus sur la qualité de finition, sur le contenu, sur sa profondeur et en fonction du lectorat que je vise. Pour tout vous dire, pour l’instant la moitié de mes revenus ne viennent plus du manga, mais des travaux d’illustration. Pour continuer à manger, je suis en réalité obligé de jongler avec trois types de créations différentes : des œuvres intimes, des œuvres plus commerciales et des illustrations de commande.
Et parmi les trois, qu’est-ce qui vous tient le plus à cœur ?
En termes de plaisir personnel, ce sont les mangas de type Errance qui me tiennent le plus à cœur. Les illustrations m’apportent aussi une satisfaction parce que j’ai commencé cette activité il y a peu de temps. Je suis donc encore un débutant dans ce domaine et il y a à chaque fois des défis à relever, des solutions à trouver et un enjeu exaltant pour les atteindre. Après, je dois dire que chacun des trois types de travaux m’apporte quelque chose à sa manière, sinon je ne continuerais pas. J’essaie de composer avec ces trois aspects fort différents pour essayer de trouver le bon équilibre. Ce n’est pas facile, mais pour l’instant j’en retire beaucoup de plaisir.
Est-ce que, à ce jour, il y a une de vos œuvres qui vous semble être la plus importante ou la plus réussie ?
En termes d’aboutissement, ce serait Errance, ou alors La Fille de la plage. Ce sont mes deux œuvres que je trouve les plus réussies à tous les niveaux. Si on aborde plutôt la question du point de vue de l’implication personnelle et émotionnelle, ce serait sans hésiter Bonne nuit Punpun.
En comparant la récente réédition d’Un monde formidable et votre nouveau recueil Inio Asano Anthology, on remarque déjà vos progrès incroyables et en même temps on peut découvrir le regard très critique que vous avez envers vos œuvres antérieures. Qu’est-ce qui vous dérange le plus finalement ? Votre dessin ou vos histoires ?
Du point de vue du dessin, je trouve qu’il n’y a rien à sauver. C’est pour cela que je ne me suis pas ménagé dans les commentaires. Du point du vue du scénario et des dialogues, c’est un peu plus nuancé parce que c’est une œuvre de jeunesse et qu’on peut sentir que les choix de l’histoire sont faits par un jeune auteur. Donc, en tant que tel, je pense qu’il y a des choses qui peuvent être plus facilement acceptées. Mais ce qui est certain, c’est qu’en relisant cette œuvre pour cette réédition, je n’ai pas arrêté d’être agacé par moi-même, mais ça, je crois que vous l’avez compris !
Dans Errance vous évoquez frontalement le métier de mangaka et ses difficultés. Qu’est-ce qui été le plus dur à surmonter de toute votre carrière ?
C’est ce que j’ai vécu après la fin de Bonne nuit Punpun. J’ai commencé à dessiner Dead Dead Demon’s DeDeDeDe Destruction et que je me suis rendu compte que ça n’avait pas un succès aussi grand que ce que j’avais espéré. J’ai réalisé que j’avais atteint les limites de mes capacités et que j’avais besoin d’adapter ma façon de travailler et de créer pour pouvoir continuer. Ça a été un gros choc et ça a véritablement été un gros cap à surmonter pour continuer à dessiner.
Et comment vous êtes-vous adapté ?
Très concrètement. J’ai essayé de ne plus chercher le succès commercial, parce que sinon ça devenait beaucoup trop dur à vivre. Quand on retire cet aspect-là, on se demande forcément quelle motivation trouver pour continuer à dessiner… Pour l’instant, ce que j’ai trouvé, c’est de changer ma façon de dessiner et d’aborder la création au sens large.
C’est pour cela que vous vous êtes concentré sur l’aspect technique en créant des modélisations 3D par ordinateur, en imaginant entièrement une ville avant de vous lancer dans votre prochaine création ?
Le manga, tant qu’on continue à en dessiner, on continue à s’améliorer. Mais, ces dernières années, je me suis aperçu que s’améliorer n’était pas synonyme de réussir à dessiner des choses de plus en plus amusantes et intéressantes. Ça a été un autre choc et une autre difficulté à dépasser car c’était une révélation à laquelle je ne m’attendais pas. La réponse que j’ai trouvée a donc pris sa forme grâce au numérique et c’est pour cela j’explore intensément de nouveaux outils.
Vu que vous l’avez évoqué sans détour, je me permets. Errance est non seulement un reflet d’un moment de carrière, mais aussi, et peut-être même surtout, le reflet de votre vie personnelle… Il est la catharsis de votre divorce d’avec votre première femme. L’écriture de cet ouvrage vous était viscéralement indispensable ?
Hum… Écoutez, à bien y réfléchir, c’est peut-être parce que j’avais envie de dessiner une histoire de divorce que j’ai divorcé ! [rires]
Vous parlez ouvertement de votre nouveau mariage avec Akane Torikai (autrice de En proie au silence, Le siège des exilées…). Une femme qui vous fait voir la vie autrement, qui vous sollicite et a besoin d’attention, une première pour vous. Vous dites que grâce à elle vous vous sentez plus épanoui que jamais. Est-ce que vous pensez que cela a déjà eu ou aura un impact sur vos œuvres ?
Pour l’instant il n’y a pas encore eu d’influence. En vérité, je n’ai jamais écrit sur des choses qui m’ont rendu heureux dans mes mangas. C’est une expérience inédite pour moi, et je dois avouer que j’ai un peu de gêne par rapport à ça et au fait d’en parler. J’en suis là à l’heure actuelle… mais peut-être que j’y viendrai !
Merci à Yuki Takanami pour l’interprétariat et à Stéphanie Nunez pour l’organisation de cette interview (Kana).
© Inio Asano
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Sortie du 4 juin 2021 :
Nijigahara Holograph.
Par Inio Asano.
Kana, 12,70 €.
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