Jean-Claude Denis, un guide de lecture
Jean-Claude Denis, Grand Prix du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême l’an dernier, est le président de la 40e édition qui s’ouvre ce jeudi. L’occasion de faire un petit tour, purement subjectif, dans la riche bibliographie de cet auteur discret et régulier, qui compte, à 62 ans, une bonne trentaine de livres à son actif.
Luc Leroi
Personnage phare de Jean-Claude Denis, Luc Leroi est un petit rouquin bavard, plutôt casanier, volontiers râleur, mais toujours prêt à venir au secours d’une demoiselle – même trop belle (et trop grande) pour lui. On le rencontre dès 1980 dans la revue (À Suivre), puis en album l’année suivante chez Futuropolis (Luc Leroi déménage un peu). Au fil d’histoires courtes loufoques, d’abord en noir et blanc, on découvre un personnage attachant bien qu’un peu nigaud et tête-à-claques, miroir à peine déformant de la société moderniste qui l’entoure. Sa première aventure longue, Le Nain jaune, est palpitante et cocasse, comme une aventure de Tintin qui n’aurait pas dépassé le périph’, avec des personnages réalistes mais drôles et une intrigue pas spectaculaire mais pleine de suspense. Les suites sont du même calibre, notamment le solaire Bande d’individus. Parfois un peu vieillis, ces récits se laissent néanmoins lire et relire avec grand plaisir, à la fois car ils sont les marqueurs d’une époque et parce que Jean-Claude Denis possède un solide sens de l’humour et des situations surprenantes. Et vous avez de la chance, Futuropolis a publié une intégrale Luc Leroi en novembre dernier, comprenant 7 albums et 5 histoires courtes inédites. Un must !
André le corbeau / Animal
Les mésaventures d’André le corbeau démarrent en bichromie en 1980 chez Dargaud avec Annie Mal et La Saison des chaleurs, et se concluent quatre plus tard avec La Fuite en avant. Elles ont depuis été rassemblées en intégrale noir et blanc chez Albin Michel sous le titre Animal (1997). Elles mettent en scène un corbeau couard et paresseux, un peu idiot aussi, incapable de s’engager en amour comme en amitié, tentant en permanence de profiter de la gentillesse de son entourage, ours, lapins, sangliers, âne ou raton-laveur. Cette sorte de vaudeville animalier se mue rapidement en fable sur la civilisation, où l’on voit les bêtes sauvages concevoir l’agriculture pour se prémunir de la famine, les cochons inventer le capitalisme et le sucre dans le café, etc. Très différente des BD réalistes de Denis, cette oeuvre demeure toujours aussi drôle et mordante aujourd’hui, sans doute grâce à son style cartoon intemporel.
Bonbon piment / L’Ombre aux tableaux
Trois histoires d’amour compliqué ou impossible, dans des contrées lointaines : un conte maléfique où un apprenti médecin s’éprend d’une jeune Brésilienne promise à la déesse de la mer; un amour maudit entre un militaire et une Réunionnaise; un coup de foudre et un rendez-vous manqué entre un Français parti « acheter » une épouse en Thaïlande et une jeune enseignante autochtone. Sans jamais céder à l’exotisme gratuit, Jean-Claude Denis propose des récits de longueur moyenne bien calibrés, sans doute un peu datés aujourd’hui (l’album est sorti en 1991 chez Albin Michel/L’Écho des savanes) mais qui gardent un vrai pouvoir envoûtant, notamment par une ligne claire pleine de charme. Ils ont été réunis, avec L’Ombre aux tableaux et Le Pélican, dans un gros volume chez Drugstore.
Quelques mois à l’Amélie
Sans doute l’album le plus littéraire de Jean-Claude Denis, Quelques mois à l’Amélie narre l’errance d’un écrivain en panne d’inspiration, hanté par les fantômes de son talent évaporé et d’amis artistes qu’il croit morts. S’inspirant d’un curieux roman trouvé dans un recoin de sa bibliothèque, le voilà qui débarque dans une petite ville de bord de mer, où la jolie libraire, veuve et maman, va lui redonner goût à la vie. Rarement Denis aura fait preuve d’autant de retenue dans la narration et de classe dans le trait. La voix-off de son héros est un bijou de sobriété et d’intelligence; le scénario n’en dit jamais trop, ni pas assez, laissant le lecteur vagabonder aux côtés de l’écrivain paumé. C’est donc en toute logique que cet album paru dans la collection Aire Libre des éditions Dupuis a décroché le Prix du dialogue et de l’écriture au Festival d’Angoulême en 2003. Et pour prolonger le plaisir, les éditions P.L.G ont publié une version romanesque de cette histoire, qui n’est autre que l’oeuvre sur laquelle travaille le héros dans la BD.
La Beauté à domicile
Nouvelle incursion chez Aire libre deux ans plus tard, avec cette histoire d’amour dévorante. Jeff, bluesman et taxi clandestin, tombe sous le charme de la magnétique Angela, esthéticienne à domicile. C’est la parfaite idylle, mais rapidement, la belle brune devient lunatique, comme si elle laissait parler une deuxième personnalité. Jeff tente de l’oublier, mais elle est là, toujours, partout… Grâce à une construction plus complexe qu’il n’y paraît, Jean-Claude Denis propose un one-shot bourré d’émotions fortes et contradictoires, entre la douce fébrilité d’une romance naissante et le frisson de terreur devant la dépendance à l’autre. Avec un dessin plus gras, et peut-être moins précis aussi, l’auteur instille page après page un vrai malaise, déjouant tous les pronostics. Un album étonnant qui ne laissera pas de marbre.
Nouvelles du monde invisible
Dans cet album au titre intrigant paru chez Futuropolis en 2008, c’est un univers difficilement palpable, très volatil, que dépeint Jean-Claude Denis : celui des odeurs, des arômes, tout ce que peut capter un nez affûté. L’auteur se met lui-même en scène au fil d’histoires courtes, quotidiennes. Avec une grande simplicité, il fixe des moments gracieux, poétiques, dans un registre sensoriel rarement exploré en bande dessinée. Et leur donne une dimension littéraire agréable, les transformant en « bonbons » savoureux.
Tous à Matha
Deux ans après Nouvelles du monde invisible, Denis délaisse le quotidien contemporain pour un coup d’oeil dans le rétro, le temps d’un diptyque. Dans les années 1960, Antoine, 16 ans, s’oppose à un père ultra autoritaire. Alors que mai 68 se prépare, il fomente sa propre révolte, rêve de musique et de la jolie Christelle — qu’il compte bien rejoindre à Matha, une plage de l’île d’Oléron… Avec nostalgie et douceur, l’auteur explore une adolescence sépia. Il étale délicatement des sentiments en construction, détaille des sensations du passé. Les deux volumes ont été réunis en un seul par Futuropolis au printemps dernier.
Zone blanche
Après les odeurs, Jean-Claude Denis s’intéresse aux ondes électromagnétiques, pollution invisible et omniprésente qui pourrit la vie de Serge. Surtout depuis que cet hypersensible aux ondes s’est fait arnaqué par un escroc qui lui promettait de lui trouver une « zone blanche », loin de tout rayonnement nocif… Quand il rencontre une jeune femme qui a elle aussi des comptes à régler, commence alors un vrai-faux polar aux dialogues ciselés et à la mise en scène millimétrée. Dernier album en date de l’auteur, il est aussi un des plus réussis, tant par sa qualité narrative et graphique, que par son regard sur le monde d’aujourd’hui, toujours alerte, fin et pertinent.
-
Bien. Les livres de Denis sont sympas à lire dans l’ensemble. Ah, ceux qui vont lire l’oeuvre complète de Willem vont voir la différence!!°)
Commentaires