Jean David Morvan dans la folie de la Grande Guerre
Que ceux qui n’y verraient qu’un énième album sur la Guerre de 14 se détrompent, car si Vies tranchées se déroule effectivement durant cette triste période, son angle d’approche diffère foncièrement de celui des productions habituelles. Initié par le chercheur en psychiatrie Hubert Bieser, s’appuyant sur une quantité d’archives d’époque et co-dirigé par Yann Le Gal (Au bord de l’eau, Le Dieu singe) et Jean David Morvan (Sillage, Le Cœur des batailles, Mon année…), l’ouvrage met en lumière le destin de soldats ayant succombé aux déclinaisons les plus diverses de la folie : paranoïa, tétanie, dépressions, délires… Histoire de rappeler que les blessures les plus profondes ne sont pas toujours les plus visibles. Jean David Morvan ayant élu résidence au Japon, c’est au cours d’un passage à Paris que nous l’avons rencontré.
Comment ce projet est-il né ?
Hubert Bieser avait récupéré des documents médicaux dans les années 80 et souhaitait en faire quelque chose. Il a rencontré Yann Le Gal qui me les a présentés. Intéressé, j’ai tout de suite pensé qu’il ne fallait pas en faire un ouvrage de pure fiction ; en même temps, je ne voulais pas que l’on produise une thèse sur le sujet, totalement dénuée d’émotion…
Pourquoi vous être arrêtés sur le cas de ces hommes en particulier ?
Yann a dû faire le tri, parmi les centaines de dossiers mis à notre disposition par Hubert. Beaucoup se ressemblaient et nous souhaitions dresser un panel assez complet de toutes les formes de folie ayant affecté les soldats pendant la guerre de 14. Certains étaient fous avant même de se rendre au front, tandis que d’autres ont développé des pathologies à la suite de cette expérience traumatisante. Quelques-uns n’étaient pas fous à proprement parler, mais simplement déboussolés ou déracinés, en proie au mal du pays depuis leur retour du front – comme Sidibé, le tirailleur sénégalais dont nous racontons l’histoire.
Comment vous y êtes-vous pris pour diriger cet album collectif ?
J’ai dû, en premier lieu, réfléchir à la ligne directrice de l’album. Hubert a quant à lui imaginé la scène opposant les figures de l’aliéniste (un psychiatre) et du neurologue. Chacun surveillait le boulot des autres, et veillait à la cohérence de l’ensemble. La méthode était simple mais de nouvelles questions se présentaient sans cesse, obligeant Benoît Blary à modifier continuellement ce qu’il avait déjà dessiné…
Pourquoi avoir fait de l’histoire d’Emile P., dessinée par Blary, le fil directeur de cet album ?
En réalité, Emile P. n’existe pas en tant que tel : c’est un mélange entre deux fiches. L’une de ces fiches présentait le cas de quelqu’un qui avait été victime d’un choc traumatique en 1914, avait séjourné un temps à l’asile avant de retourner au front, à Verdun. Le second avait fait la Chine, une guerre vraiment différente, à mille lieues de la démesure de cette Grande Guerre, de ses armes et canons sophistiqués. L’époque avait changé, la guerre aussi. Et nous voulions évoquer cette évolution à travers un seul et même personnage.
Cet album est-il une façon de rendre hommage aux soldats de la Grande Guerre ?
Ce n’est pas tant l’idée de leur rendre hommage qui nous a motivés, que celle de raconter une histoire à laquelle personne ne s’était intéressé jusqu’alors : il devait y avoir un ou deux livres sur le sujet en Angleterre, et rien de tel, à ma connaissance, en France ni en Allemagne. Au-delà d’une simple bande dessinée, Vies tranchées est l’équivalent d’un bouquin d’histoire, avec toutefois une dose d’émotion en plus.
Comment avez-vous choisi les quinze dessinateurs ?
Il s’agissait avant tout de gens avec lesquels j’avais envie de travailler. Deux d’entre eux ont décliné l’invitation, faute de temps à consacrer au projet. Yann, Hubert et moi nous sommes chargés de la trame principale de l’album. En général, nous n’avons pas soumis les dessinateurs à un scénario ; nous tenions à nous éloigner d’un simple boulot de commande. Nous leur avons donc fourni nos documents et leur avons proposé de s’en imprégner, afin de les laisser libres de raconter leur histoire selon leur propre mode narratif. Yann s’est ensuite chargé de tout coordonner.
La belle couverture de l’album est signée Gérald Parel. Pourquoi celui-ci n’a-t-il pas aussi produit quelques planches de BD, à l’instar de ses confrères ?
Parce que nous ne lui avons pas demandé. Gérald travaillant chez Marvel, le temps qu’il pouvait consacrer au projet était assez limité…
Quelles histoires dans cet album vous ont particulièrement touché ?
Je parle souvent de celle de Sidibé, que nous avons choisie pour clore l’ouvrage. Celles de José Luis Munuera, Florent Sacré, Manuele Fior et Cyrille Pomès (dépeignant respectivement les cas de « démence précoce », « débilité mentale », « dépression mélancolique » et « hyperémotivité ») me semblent elles aussi intéressantes, et pour d’autres raisons. En fait, je pense vraiment que chaque récit apporte quelque chose à cet album, comme celui du type qui veut absolument aller à la guerre. Chacun se souviendra, à sa guise, de tel ou tel protagoniste et de ses particularités.
Difficile, en temps de guerre, de tracer une ligne de démarcation nette entre fous et sains d’esprit. « La société est malade. Pas moi ! », s’exclame d’ailleurs l’un des personnages…
Je me rappelle ce passage du Voyage au bout de la nuit, de Céline. Bardamu, le héros, y tient ces propos, en substance : « Je sais que cette guerre est un enfer, et même si je suis le seul à le penser, je sais que j’ai raison. » C’est là un point de vue purement réaliste : les fous, ce sont ceux qui se tirent dessus pour rien, pour des querelles de famille. Le vrai problème de la psychiatrie, c’est qu’il est très difficile de définir clairement ce qu’est la folie, qui est fou et qui ne l’est pas. Le Musée de l’Armée a organisé récemment une exposition sur la propagande pendant la Première Guerre mondiale ; on y voit des infirmes à qui l’on pose des électrodes pendant 20 min, avant que ceux-ci ne reprennent leur chemin, en marchant normalement… A l’époque, les hôpitaux sont militaires et l’on veut renvoyer les patients au front le plus vite possible. Quel est le sort le plus enviable pour ces hommes frappés de folie ? Croupir dans les tranchées ou les internats ? Car on ne les y prive pas de leur liberté, mais de la guerre… Ce qui explique d’ailleurs pourquoi certains, médecins compris, soupçonnent parfois ces soldats aliénés de n’être que d’habiles simulateurs…
Tardi explique que son obsession de la Grande Guerre remonte à un souvenir de soldat que son grand-père lui racontait alors qu’il était enfant… D’où vient votre propre attrait pour la Première Guerre mondiale, et pour les conflits en général, que l’on retrouve dans nombre de vos albums ?
Les guerres sont en effet un thème récurrent chez moi. Je pense que ce sont des situations où l’homme est obligé d’être lui-même. Un conflit armé révèle des comportements extrêmes, parfois surprenants, forcément intéressants. Nous avons d’ailleurs imaginé, dans la BD Guerres civiles (mettant en scène ses scénaristes Sylvain Ricard et Morvan lui-même), quels seraient nos propres comportements en temps de guerre. Celle de 14 est assez importante pour moi. J’ai commencé à m’y intéresser en 1992. J’étais auparavant plus sensible à la guerre du Vietnam et aux films qui en traitent, comme Voyage au bout de l’enfer et Platoon. A cette époque, je suis parti faire mon service militaire. A l’issue de celui-ci, j’ai été contraint de rester deux jours de plus et en ai profité pour visiter le Fort de la Pompelle [haut lieu de la Première Guerre mondiale, situé dans la région rémoise]. Originaire de Reims, je me rendis alors compte que depuis mon enfance je vivais sur les morts de la guerre de 14. J’ai alors vu et revu des films comme Les Croix de bois, Orages d’acier, lu des livres d’époque, des témoignages… tout ce qui touchait de près ou de loin à la guerre des tranchées.
Vous avez travaillé sur plus d’une centaine d’albums et terminez actuellement une quarantaine de séries… Quels sont les projets qui vous tiennent particulièrement à cœur ?
Je dois avoir publié près de 170 albums, mais je ne tiens aucune comptabilité: cela me ferait peur ! Je ne le fais par calcul. Sortir un Sillage par an me permettrait de gagner ma vie. Tout ça, je le fais par passion. Je n’ai jamais eu besoin de faire un bouquin commercial, j’ai toujours fait des livres qui m’intéressaient… Le 5e tome de Naja vient de sortir chez Dargaud, et j’en suis très content. Dans le courant de l’année paraîtra le dernier Zorn et Dirna, une histoire imaginée dans ses grandes lignes quand j’avais vingt ans. Avec Bruno Bessadi, nous avons essayé de faire quelque chose d’encore plus fort pour la fin de cette série, et nous sommes parvenus à nous surprendre nous-mêmes. Je me dis que les lecteurs vont aussi être étonnés. Et je réfléchis actuellement à une bande dessinée sur les victimes du service du travail obligatoire ou STO, qui ferait la lumière sur ces autres grands oubliés de l’Histoire…
Vous revendiquez une volonté de mêler les codes de la bande dessinée européenne à ceux des comics et mangas. Quels sont vos projets actuels les plus représentatifs de cette ambition ?
Je crois que tous mes projets vont dans ce sens, de même que certaines initiatives, isolées, d’auteurs étrangers. J’aimerais, pour ma part, sortir un album qui soit lisible dans tous les pays. Je ne compte pas empêcher les gens qui veulent continuer de faire de bons albums à la française de le faire, mais j’écris des histoires pour que les gens les lisent. Et personne, à l’étranger, ne sait encore ce qu’est la bande dessinée européenne…
Pensez-vous que les nouvelles technologies pourraient, à terme, changer la donne ?
Si on montre du case par case sur les téléphones mobiles, le problème du sens de lecture ne se pose déjà plus. Car les Japonais ne sont pas habitués à lire dans le sens occidental. Toutes les nouvelles technologies annoncent le déclin du manga tel qu’on le connaît aujourd’hui ; je suis sûr qu’il y a un nouveau marché à créer au Japon. Les Japonais sont envahis par les écrans : ordinateurs, iPad… et le manga est le seul produit d’entertainment encore en noir et blanc. On pourrait, dans un premier temps, leur apporter la couleur… Qui aurait pensé, dans les années 80, que la bande dessinée nippone allait susciter un tel engouement et se répandre sur la surface du globe ? Dans un livre sur l’histoire de la bande dessinée, Tezuka regrettait, peu avant sa mort, que la BD japonaise soit encore inconnue du reste du monde ! C’est amusant de se rendre compte à quel point les choses peuvent rapidement évoluer…
Propos recueillis par Pierre Gris
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Vies tranchées – Les soldats fous de la Grande Guerre.
Par Hubert Bieser, Yann le Gal et Jean David Morvan. Et un collectif de dessinateurs.
Delcourt, 19,90 €, le 17 novembre 2010.
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Vies tranchées / Morvan – Le Gal – Bieser – Casanave – Mousse – Fior – Trouillard – Parel – Munuera – Whamo – Pomès – © Guy Delcourt Productions 2010
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