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Jérôme Dubois : l’enfermement, le corps et la disparition

21 février 2025 |

Jérôme Dubois © Stéphane Monserant - Festival Gribouillis 2024

Jérôme Dubois © Stéphane Monserant – Festival Gribouillis 2024

Auteur des fascinants Jimjilbang ou Tes yeux ont vu, Jérôme Dubois a saisi d’effroi ses lecteurs à l’automne avec le puissant Immatériel, publié par les éditions Cornélius. Il met en scène le fantôme d’un homme qui vivait reclus chez lui, qui peine à comprendre qu’il est mort et qui va hanter puis posséder le nouvel occupant de son appartement. Entre chronique sociale sur la solitude, le souvenir des disparus et l’enfermement, et récit horrifique malaisant, Immatériel creuse une réflexion singulière et profonde sur le rapport des vivants et des morts, ainsi que la question de la disparition et du corps. Et ce, sous un graphisme précis et entêtant, dans lequel on retrouve la passion de l’auteur pour les décors urbains, où l’irruption de rouge, bleu et vert renforce l’étrangeté du récit.

Comment est née cette histoire de fantôme et de solitude ?

Elle a pris de longs chemins, je l’ai recommencée plusieurs fois… Au départ, je voulais raconter quelque chose sur l’enfermement, autour de mon premier personnage, qui vit reclus chez lui. Mais il y a eu l’épidémie de Covid, et mon approche sur le confinement a radicalement changé, pour moi et pour tous, car la plupart l’ont vécu, sans toutefois l’avoir choisi. Mon sujet premier ne suffisait plus, il n’offrait plus assez de mystère, de projection… J’ai ensuite pensé à un récit sur le rapport des individus avec l’extérieur, une histoire de SF sur des gens qui vivraient l’extérieur de la ville, comme dans Le Grand Vide. À partir de là, j’ai repris mon idée première, j’ai imaginé un fantôme bloqué chez lui, en me demandant comment il pourrait sortir de son appartement. Ne plus avoir de corps pourrait-il être une solution ? J’ai construit Immatériel à partir de là, et des trois premières planches du projet initial, en les redessinant.

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jerome-dubois-immateriel5Vous avez introduit de nouveaux personnages.

J’avais en tête un triangle de personnages, qui auraient chacun un rapport différent à l’autre et au monde extérieur. Quand je ne sais pas trop où je vais, je me fixe des contraintes, alors je me suis dit : 3 personnages, 3 couleurs, 3 parties de 90 pages… Bon, au bout d’un moment, quand je sens que les contraintes ne servent plus le livre, je les abandonne. Mais j’ai conservé une structure narrative en trois parties, que je trouvais finalement plus organique que bêtement mathématique, ainsi que les 3 couleurs en référence au RVB (rouge/vert/bleu) des écrans. J’avoue qu’au départ, ce choix chromatique – que j’avais déjà au tout début du projet – était purement esthétique. Mais des chercheurs qui travaillaient le phénomène des hikikomori [mot japonais désignant des individus vivant volontairement cloîtré chez eux pendant des mois], que j’avais questionnés sur le rapport au corps, m’avaient suggéré de m’intéresser aux écrans. Une bonne justification a posteriori de mon choix ! Ce genre de choses m’arrive parfois : si j’étais plus mystique, je verrais sans doute des signes partout…

Outre le fantôme, c’est un duo qui est moteur de l’histoire, Adel et Sonia. Qu’incarnent-ils ?

Adel est relativement influençable, admire la célébrité sans vouloir se mettre en avant lui-même, n’est ni néfaste ni altruiste. Il est assez malléable : parfait pour finir possédé ! Sonia, elle, me ressemble davantage. Elle est très empathique, a des exigences élevées, souvent inassouvies et donc générant de la frustration, est un peu colérique mais profondément gentille. Elle fonctionne par la vie des autres.

jerome-dubois-immateriel1Le regard des autres, la perception qu’on laisse aux autres, sont aussi au cœur du récit.

On existe en partie dans la perception que les autres ont de nous, mais, in fine, on est seul avec ses pensées et les autres ne sont que des interruptions dans cet état de solitude. On peut aussi dire qu’on existe pour les autres quand on intervient dans leur vie, il faut donc être vivant pour cela. Je voulais aussi parler de la trace qu’on laisse et des souvenirs. Dès lors, on peut conclure qu’on meurt vraiment deux fois : une première fois physiquement, et une seconde quand la dernière personne qui se souvenait de vous s’éteint. Immatériel est ainsi davantage un livre sur la disparition que sur la mort elle-même.

Adel lit d’ailleurs un livre sur un alpiniste disparu dans l’Himalaya, ne laissant que ses bottes vertes comme témoins de son passage…

Oui, d’où son surnom de « Green boots ». Encore la couleur verte ! Et une histoire de disparition et de traces ! Quand j’ai découvert cette histoire, c’était forcément un signe – et encore, je ne vous parle pas de son pantalon bleu et sa bouteille d’oxygène rouge, vus sur des photos prises avant l’ascension –, et je l’ai fait rentrer au chausse-pied dans mon livre, c’était trop important pour passer à côté ! J’en ai fait un motif récurrent dans la BD, qui revient de manière lancinante. Cet alpiniste devenait pour moi un symbole : il s’était totalement évanoui mais en laissant une trace terriblement matérielle avec ses bottes. Pour moi, le parallèle était flagrant.

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L’architecture est très présente dans Immatériel, comme dans vos précédents livres (Citéville/Citéruine, Jimjilbang…). Où se déroule celui-là ?

Nulle part précisément, mais je me suis largement inspiré de Séoul. Je ne voulais pas dessiner le Japon, qui aurait été trop évident avec mon thème des hikikomori, ni la France dont j’avais déjà beaucoup dessiné les ambiances de périphérique. J’ai vécu quelques temps en Corée, et je suis retourné voir les photos de Séoul sur le net. Et j’ai vu un immeuble dans un film coréen qui m’a tapé dans l’oeil. J’ai donc recomposé ma ville avec des morceaux pris ici ou là, en Corée mais pas seulement : j’aime mélanger les ambiances architecturales pour ne pas enfermer mon histoire dans une culture précise. Il faut que son décor soit familier, mais pas trop non plus.

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Ces décors peuvent-ils influer sur le scénario ?

J’aime la ville la nuit, davantage que le jour, et des images de scènes nocturnes éclairées par différentes lampes peuvent me pousser à me débrouiller pour les inclure dans mon récit. Des photos ou des envies graphiques peuvent aussi déclencher des idées de mise en scène. Ici, au moment de me projeter dans le dessin de 270 pages qui se dérouleraient dans un appartement vide, j’ai eu besoin d’imaginer des scènes en extérieur ! Et donc de raconter ce qui arriverait à d’autres personnages vivant ailleurs, mes trois points de vue différents sur cette histoire de fantôme.

jerome-dubois-immateriel4Le rendu final d’Immatériel impressionne par son aspect extrêmement maîtrisé. Comment construisez-vous vos planches et quels outils utilisez-vous?

J’utilise des Rotring et de l’encre de Chine, ainsi que de la pierre noire – un genre de fusain – que j’estompe avec des outils de maquillage. Je me sers aussi d’encres de couleurs, que j’aplatis ensuite numériquement pour enlever toute texture. Mais le plus important, c’est le découpage et le rythme. En fonction des espaces de l’action, j’ai opté pour des découpages différents, j’ai aussi joué sur des effets de répétition, j’ai souvent d’abord conçu un découpage appuyé sur le rythme pour ensuite remplir les cases. Je pense qu’un rythme irrégulier est plus propice à générer un certain malaise qu’un découpage classique en trois strips par exemple.

Vous oscillez entre chronique sociétale et fiction horrifique. Ce dernier genre vous tente-t-il ?

Une fois trouvée l’idée du fantôme, il me fallait y aller à fond. Je tenais à me glisser totalement dans le genre, j’ai réfléchi à comment dessiner la forme du fantôme avant de trouver d’autres solutions… À un moment, je voulais vraiment faire peur, assumer de faire un livre d’horreur… Mais je me suis calmé ! Au final, je crois que j’ai toujours un peu de mal à proposer un récit complètement réaliste ou complètement fantastique : je préfère rester à la frontière…

 Propos recueillis par Benjamin Roure à BD Colomiers

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Immatériel.

Par Jérôme Dubois.

Cornélius, 216 p., 34,50 €.

Images © Jérôme Dubois/Cornélius

Pour aller plus loin : le podcast La Peau de l’ours.e initié par BD Colomiers est allé à la rencontre de Jérôme Dubois alors qu’il finissait son album. Il en dévoile en détail sa genèse.

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