Kris scrute l’homme en guerre
Il s’attaque à un terrain miné, largement dominé par Tardi. Le scénariste Kris livre sa vision de la Première Guerre mondiale dans Notre-mère la guerre, première partie d’un triptyque brillamment dessiné par Maël (L’Encre du passé avec Bauza, chez Dupuis). On y suit Roland Vialatte, lieutenant lettré, amateur d’Hugo et de Péguy, qui dit avoir « étudié la guerre en romantique ». À l’occasion d’une sombre enquête – des femmes sont retrouvées assassinées sur le front -, il découvre la réalité du conflit. Et se laisse guider au milieu de l’horreur par le caporal Peyrac, qui dirige une unité composée d’adolescents, anciens taulards transformés en jeune chair à canon… Le Brestois Kris, conteur habité, raconte la genèse et les développements de cette histoire saisissante et poignante.
D’où est venue cette envie de traiter de la Première Guerre mondiale?
Je tourne autour de ce sujet depuis longtemps. Mais, ce qui m’intéressait, c’était un récit sur l’homme en guerre, plutôt que sur la guerre en elle-même. Je voulais montrer comment on devient un assassin légal, comment on s’en sort ensuite, ou pas. On dit souvent que les gens réagissaient différemment, car c’était une autre époque. Mais je ne suis pas d’accord : cela nous concerne tous, quelle que soit la période à laquelle nous vivons. Comment, moi, aurais-je vécu cela, par exemple ? Je suis obsédé par le thème de l’innocence confrontée à la pire des barbaries. Ma porte d’entrée a été un groupe de gamins surnommés les Apaches [d’après un gang de voyous parisiens de la Belle Époque]. Il s’agissait de petits criminels âgés de 15 à 17 ans, envoyés au front contre une remise de peine. On modifiait leur âge sur leurs papiers d’identité, afin qu’ils puissent être enrôlés. Il y a pour l’instant peu de documentation sur eux, mais un universitaire en a récemment retrouvé, j’attends de pouvoir la consulter. Ces Apaches sont la colonne vertébrale de ce récit, qui n’est pas une intrigue policière, contrairement à ce que l’on pourrait croire en lisant les premières pages de l’album.
Pourquoi lancer vos lecteurs une fausse piste ?
Disons que c’est une histoire avec des rebondissements – ce qui aide à maintenir un certain suspense -, mais pas du tout un polar à la Agatha Christie. On s’oriente plus vers le roman noir français imprégné de réalité sociale, à la manière d’un Manchette ou Jonquet.
Notre-mère la guerre est une bande dessinée très littéraire, où les mots occupent une place importante.
Oui, car les soldats écrivaient beaucoup. Pour préparer ce récit, j’ai lu beaucoup de mémoires et de lettres de Poilus. Notamment les Carnets de guerre du caporal Louis Barthas, un tonnelier lettré, antimilitariste, qui raconte ses quatre années passées au front. Je me suis inspiré de cet homme pour créer le personnage de Gaston Peyrac, qui commande le groupe d’Apaches. Je me suis aussi penché sur les écrits de Roland Dorgelès, qui a longtemps menti à sa mère et sa fiancée. Dans ses lettres, il prétendait réussir à éviter les batailles et racontait une vie fictive à l’arrière, pour n’inquiéter personne. L’écriture m’a servi de véhicule pour pénétrer ces hommes, les connaître de l’intérieur. D’où aussi le choix d’un personnage lettré, Vialatte, qui ne connaît de la guerre que ses retranscriptions littéraires.
Comment préparer une BD sur la guerre de 1914-1918 en s’émancipant de l’oeuvre de Tardi ?
Tardi est le premier et le meilleur sur ce sujet, et il le restera. C’est un monument ! Mais on peut toutefois traiter le sujet différemment, en auscultant la pâte humaine qui a vécu ce conflit. Maël et moi n’avons pas cherché à produire des pages documentaires sur la guerre : nous ne sommes pas encore allés sur les lieux, nous nous sommes contentés de photos d’époque sans chercher l’exactitude. Méricourt est un village imaginaire, par exemple, mais tout ce qui est autour et l’offensive décrite ont réellement existé. Notre-mère la guerre n’est pas un musée, mais un récit. Il était toutefois important pour moi que son dessinateur connaisse la chose armée : Maël a fait son service, il connaissait donc cet univers. De mon côté, je viens d’une famille de militaires, puisque mes grands-pères, mes arrières-grands-pères et mes sept oncles ont fait carrière dans ce domaine. Moi, j’ai fait une semaine de classes, mais j’ai fait le con pour me faire virer : je préférais garder mon boulot et pouvoir aller voir ma copine en Angleterre. Sinon, j’aurais probablement fini par faire une école de sous-officiers de la marine…
Comment votre collaboration avec Maël est-elle née?
Il m’a été présenté par Claude Gendrot, éditeur chez Futuropolis. J’avais lu ses deux premiers albums [Les Rêves de Milton et Dans la colonie pénitentiaire] sans devenir fan de son dessin. Ce sont les planches de L’Encre du passé qui m’ont convaincu : elles faisaient preuve d’une vraie sensibilité. Travailler avec lui est un plaisir, il est régulier comme un métronome et assez rapide. Je pense qu’il deviendra rapidement un auteur complet, son talent va exploser.
Quels sont vos projets ?
Oh mon Dieu… Il y en a tellement, tous à paraître chez Futuropolis ! En ce moment, je suis à fond sur le deuxième tome de Notre-mère de la guerre : j’écris seulement deux à quatre pages par semaine, ce qui est plus lent que mon rythme habituel. Le deuxième épisode des Ensembles contraires va bientôt paraître, ainsi que la fin du Monde de Lucie. Il y aura aussi l’adaptation d’Un sac de billes de Joseph Joffo, avec Vincent Bailly. Et puis Quand elle viendra, une histoire fantasmée du rock’n’roll avec Thierry Martin au dessin. J’ai aussi deux autres projets dans mes tiroirs : Svoboda – ce qui veut dire « liberté » en tchèque -, qui racontera la naissance de la Tchécoslovaquie en pleine guerre civile russe. Et une fresque dont je rêve depuis longtemps, sur les écrivains pendant la guerre.
Propos recueillis par Laurence Le Saux
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Notre-mère la guerre #1
Par Maël et Kris.
Futuropolis, 16 €, le 17 septembre 2009.
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Images © Futuropolis
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