« L’aquarelle : 80% de savoir-faire, 20% de laisser-faire
Ils s’étaient vus réunis pour le collectif Chroniques de Notre mère la guerre, ils sortent chacun un album remarqué en ce dernier trimestre 2016 : à gauche sur la photo, Maël, dessinateur de Notre Amérique ; à droite, Damien Cuvillier, au pinceau sur Nuit noire sur Brest. Les éditions Futuropolis ont offert à ces deux aquarellistes des grands formats où leur art de la couleur s’exprime avec talent. Rencontre croisée à Saint-Malo lors du festival Quai des Bulles 2016.
Quel a été votre parcours dans le dessin ?
Damien Cuvillier : Je suis très tôt sorti du système scolaire, mes parents se chargeant de me faire, adolescent, l’école à la maison. Le dessin était déjà présent dans ma vie et, moi aussi, je m’en sers pour raconter une histoire, le trait n’étant pas une fin en soi. Dès 16 ans, je me suis consacré à la BD – j’en lisais énormément – et au dessin, encouragé par mes parents qui m’ont toujours invité à en faire quelque chose. J’ai alors dessiné des affiches pour les villages, les associations aux alentours de chez moi, en Picardie. Je gagnais quelques sous et me formais en même temps. Et puis j’ai pu sortir mon premier album, La Guerre secrète de l’espace avec Régis Hautière au scénario, chez Delcourt. Il s’agit d’un diptyque retraçant deux épisodes de la conquête spatiale, c’est-à-dire le vol de Laïka et celui de Gagarine. Avec l’idée de raconter ces événements du côté russe et du côté américain.
Maël : Je n’ai pas appris le dessin ! J’ai une formation en sciences humaines, de par mon passage à Sciences Po. Personnellement, j’ignorais ce que je pouvais faire avec le dessin. Je m’en suis toujours servi pour raconter. À l’IEP de Grenoble, j’ai essayé de m’engager dans la voie du journalisme, mais je ne me trouvais pas bon dans l’investigation. J’ai donc fait un an de design graphique à l’école Subcrea pour former mon œil. J’ai bossé dans le monde de la TV interactive et puis j’ai connu une période de chômage : les indemnités m’ont donné une bulle d’oxygène afin de pouvoir me consacrer à la BD. En 2002, j’ai déposé des planches chez Glénat auprès de Didier Convard, et chez Dupuis auprès de Sylvain Ricard. Les deux ont été de très bons conseils.
Dans vos œuvres, la guerre semble être un fil conducteur.
Maël : Cela s’est fait assez naturellement d’un livre à l’autre à partir de Notre mère la guerre. Je suis intéressé par le terreau d’humanité qui émerge des situations de guerre. Les styles restent assez différents : le livre Les Revenants est un documentaire fait à partir de témoignages de soldats revenus d’Irak ; Notre mère la guerre est une fiction d’archives. Ce qui me plaît, c’est ce que l’on peut percevoir entre les lignes, à savoir des hommes et des femmes poussés dans des retranchements exceptionnels et par là même révélateurs d’humanité.
Damien Cuvillier : Il se trouve que j’ai réalisé plusieurs histoires ayant pour cadre la guerre, mais je dois avouer que ce ne sont pas des périodes qui me passionnent plus que ça. Certes, ce genre d’événements a la faculté de révéler des parts « étranges » de l’humanité et devient alors une matière intéressante de récit. Mais dessiner des champs de bataille et des uniformes ne m’intéresse pas franchement. Après, la guerre fait tellement partie de l’Histoire de l’humanité que ça devient compliqué, dès que l’on fait un album dit « historique », d’échapper à cette thématique.
Pourquoi avoir choisi l’aquarelle ?
Maël : C’est surtout parce que j’ai été déçu de la colorisation de certains albums que je privilégie désormais ce mode d’expression. C’est intéressant l’aquarelle, car c’est 80 % de savoir-faire et 20 % de laisser-faire ! Quant à mon dessin, et bien, je ne sais pas faire autrement ! Il semble toujours résulter d’un équilibre précaire, avec cette ligne tremblée. Je prépare ma planche pendant une journée, puis j’encre très fin après la partie crayonnage, avant de peindre. Je pense qu’un style graphique se situe entre la maîtrise de ce que l’on sait fait et ce que l’on ne sait pas faire. Après, les influences sont diverses : les aquarelles de Pratt, les tableaux de Gauguin pour les ruptures chromatiques, …
Damien Cuvillier : L’aquarelle est aussi pour moi un moyen d’expression presque intuitif. Je suis d’accord avec l’idée qu’une partie du travail est de laisser faire, même si bien sûr cela demande de la technique. C’est plutôt valorisant de voir son travail exposé à Saint-Malo. Pour moi, la couleur est une vraie récréation, le dessin est tellement laborieux et je suis tellement peu satisfait de mon encrage que je travaille énormément dans des carnets à essayer de trouver des solutions pour laisser la couleur raconter plus que le dessin… Je sais pas si j’y parviendrai un jour mais j’y travaille !
Vous travaillez tous les deux avec le scénariste Kris. Comment se déroule cette collaboration ?
Maël : Kris et moi voulons travailler sur la condition humaine. On esquisse une histoire, mais je ne dessine les personnages que lorsque Kris les a cernés. On laisse l’intention mûrir. On a commencé à penser à Notre Amérique en 2012. Kris n’écrit pas un scénario complet, mais on s’attache au parcours des personnages afin qu’ils soient très incarnés. Nous avons une façon très organique de travailler : ça évolue, on se nourrit l’un l’autre de nos idées… Si c’est une manière inconfortable d’avancer, c’est aussi très stimulant. Il faut aussi dire que cette BD a été aussi le résultat d’un travail avec l’éditeur Claude Gendrot, véritable troisième homme, et Sébastien Gnaedig, le directeur éditorial de Futuropolis. Tout notre parcours avec Kris s’est fait avec eux, c’est un long processus qui s’effectue sous leur accompagnement.
Damien Cuvillier : Bertrand Galic et Kris se sont emparés d’un fait historique, un sous-marin espagnol échoué à Brest, en pleine guerre d’Espagne. Ils en ont fait une fiction, ont développé des personnages secondaires, et moi j’ai recréé une ambiance. Le travail s’est également fait entre nous de manière presque intuitive, s’il y avait une trame, on pouvait modifier les choses selon les idées des uns et des autres. C’était très stimulant. Claude Gendrot a été également pour nous un éditeur très présent et important. On regrette un peu le fait d’avoir dû raccourcir l’album, mais il y avait un calendrier à respecter et on se devait d’être synchro avec la sortie du documentaire sur le sous-marin.
Vos deux albums ont un contexte historique, mais demeurent très romanesques.
Damien Cuvillier : Lorsque Kris m’a parlé du projet, il y avait une époque à restituer. Celle du Brest de l’entre-deux-guerres. J’ai récupéré de vieilles photos, pour m’imprégner du visuel ; Jean Genet a aussi très bien décrit les quais mal famés. J’ai également regardé le film Remorques avec Jean Gabin et Michèle Morgan : cette oeuvre d’avant-guerre est une véritable mine d’informations, d’autant plus que j’ai pu récupérer les clichés du directeur de la photographie. J’ai pu remarquer qu’il s’agissait d’un moment charnière où cohabitaient tractions et charrettes. De plus, Brest n’était pas une ville plate avant-guerre, ce sont les bombardements qui ont détruit ses reliefs. J’ai essayé de recréer cette atmosphère des années 1930. De même, j’ai repris mes dessins qui traitent de la vie des hommes dans le sous-marin, après avoir vécu l’expérience de rentrer dedans ; c’est un endroit très exigu.
Maël : L’histoire de Notre Amérique, si elle se base sur un arrière-fond historique, est une création originale. Avec Kris, on avait notre idée de l’Amérique, de « notre » Amérique : un mélange d’influences, des écrivains comme Steinbeck ou Faulkner, des penseurs comme Chomsky, et puis Jack London, que nous aimons beaucoup. À cela on ajoute nos idées sur la Première Guerre mondiale, cette vision désenchantée des deux héros que l’on déracine doublement : après le trauma de la Grande Guerre, ils voguent vers des contrées lointaines. Il y a une idée relative au ré-enchantement du monde après ce trauma. Avec Kris, on malaxe une glaise de réalité. On utilise nos influences qui nous inspirent, on aime le souffle romanesque fort pour les personnages, emprunté aussi bien à Hugo Pratt qu’à Sergio Leone. Un de nos personnages est directement inspiré d’un aventurier-homme de lettres du nom de B.Traven.
Quels sont vos projets ?
Damien Cuvillier : Je circule entre la Picardie, le Lot, et en particulier Figeac, et la Guyane. Ma compagne travaille là-bas. Je m’intéresse du coup à cette terre d’Amérique du Sud et, avec la journaliste Hélène Ferrarini, je prépare un reportage pour La Revue dessinée. On y traite du trafic de drogue, d’un point de vue social, c’est-à-dire des gens qui servent de mules, des conséquences sur la population… Mon autre projet tourne autour du canal de Panama, là encore je m’intéresse aux gens, et à l’impact social du canal.
Maël : Avec Kris, nous continuons à travailler sur Notre Amérique qui constituera une série de quatre albums. C’est un cycle sur la violence au XXe siècle, toujours du point de vue des hommes, de nous, de ce que nous sommes.
Propos recueillis par Marc Lamonzie
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Notre Amérique #1.
Par Maël et Kris.
Futuropolis, 16 €, octobre 2016.
Nuit noire sur Brest.
Par Damien Cuvillier, Kris et Bertrand Galic.
Futuropolis, 16 €, septembre 2016.
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