Le double jeu de Florence Dupré la Tour
Dans Cigish ou le maître du Je, adapté de son blog, Florence Dupré la Tour se raconte d’une drôle de façon : un jour, elle a décidé d’incarner dans la vraie vie son personnage fétiche du temps où elle pratiquait le jeu de rôle. Un nain immonde faisant le mal autour de lui. Sa personnalité se dédouble, comme son projet de bande dessinée. Car son blog n’est qu’un plateau de jeu pour interagir avec ses lecteurs, qu’elle manipule à coups de fausses confidences et de vrais mensonges. Et le sujet de cette aventure s’avère être la création même du futur livre. Voilà pourquoi, pour ne pas nuire au plaisir de lecture, on n’entrera pas dans les détails de l’histoire. Plus qu’un brillant exercice de style, ce gros volume est une bande dessinée vertigineuse, sans doute la plus audacieuse de l’auteure de Capucin et Borgnol – et une des meilleures de 2015. Rencontre à Lyon avec une auteure de 37 ans qui joue la provoc’ avec délectation. Et ça fait un bien fou.
D’où est venue l’idée de ce livre?
J’ai commencé en 2011-2012, j’avais des intuitions sur ce qu’il pourrait être, sans pouvoir exactement les définir. Ces intuitions étaient de plus en plus fortes, et un jour, j’ai eu une sorte d’illumination quasi mystique ! J’avais trouvé la forme que je cherchais, et je voulais aller vers une sensation de vertige.
Une forme intimement liée à Internet et à son utilisation.
Le mensonge est inhérent aux livres, car on peut y raconter ce qu’on veut. Et le net, avec ses rumeurs, ses canulars ou hoax à foison est un terrain passionnant. J’ai voulu emmener les lecteurs dans mon mensonge et je n’aurais pas pu le faire ailleurs que sur Internet… Mais attention, tout est vrai ! Ou presque. J’avais aussi envie de me réapproprier ce que les anglo-saxons nomment le « storytelling », cette façon de tout mettre en scène en racontant des histoires qu’ont adopté les entreprises et la publicité pour vendre leurs produits. Mais le storytelling, c’est à nous, les auteurs ! J’avais ainsi imaginé créer une légende sur mon éditeur, Ankama, en détournant leurs supports publicitaires. Mais ça n’a pas été possible… trop compliqué en termes d’image.
Justement, comment avez-vous trouvé votre éditeur ?
Martin Zeller, chez Ankama, a été le premier à qui j’ai présenté le projet et a été plutôt emballé. Hélas il n’est pas resté très longtemps chez cet éditeur [il est aujourd’hui chez Casterman – ndlr], et j’ai ensuite travaillé avec différentes personnes là-bas. Je dois avouer que je ne lui a pas tout dit de mon projet au départ. Mais il était convenu que j’allais l’inclure dans l’histoire, ainsi que certains de ses confrères et concurrents. Même si c’est très violent de mettre en scène des personnes sans leur autorisation : ce sont des victimes innocentes et gratuites de mon personnage, désolé, mais c’était pour le bien du projet.
L’album est publié par le label 619 dirigé par Run, qui est plutôt orienté vers des récits de genre (thriller, horreur…). Cela peut paraître surprenant.
C’est le thème du jeu de rôle qui relie Cigish à 619. Encore aujourd’hui, le jeu de rôle est méconnu, beaucoup pensent qu’il n’est pratiqué que par des personnes vulgaires, pire que des geeks. Alors que je n’ai jamais joué qu’avec des intellos !
Vous êtes-vous inspirée d’autres artistes manipulateurs ?
Le comique Andy Kaufman [dont Milos Forman raconte la vie dans le film Man of the Moon, avec Jim Carrey – ndlr] est une grande référence pour moi. Il avait cet humour très provoquant, qui joue sur les réactions du public pour improviser son spectacle. Et un peu avant de commencer le blog est sorti le film I’m still here, de Casey Affleck, qui raconte un gros mensonge : comment le comédien Joaquin Phoenix a fait croire à tout le monde qu’il arrêtait le cinéma pour devenir rappeur. Et un rappeur super nul ! Cela donne quelques scènes vraiment incroyables, notamment avec ses proches, gênés et incapables de lui dire la triste vérité sur son manque de talent. Par ailleurs, je dois dire que le goût pour la manipulation s’acquiert aussi quand on vit avec des manipulateurs autour de soi…
Vous semblez par moments vous livrer intimement… Encore une manipulation?
Ma soeur le dit dans l’album : tout bon mensonge doit être accompagné d’une confidence.
Tout était-il calculé dans votre projet ?
Non, c’était comme un jeu de rôle pour lequel j’étais le maître du jeu. J’avais posé quelques jalons dans mon histoire et j’essayais de faire en sorte que les lecteurs s’y rendent. Je les provoquais pour les guider et les faire interagir dans ma vie. Mais tout n’a pas toujours fonctionné. Par exemple, au début du blog, je dessinais super mal afin qu’on attaque mon dessin, et j’avais prévu ensuite de poster des planches superbes. Mais les critiques sur mon dessin n’ont pas été si nombreuses…
Les commentaires sont en effet un des moteurs du récit.
Oui, mais je les ai pas tous reproduits dans l’ouvrage, il y en avait trop. En revanche, j’ai fait un travail de copié/collé de commentaires piochés sur différents sites et forums de bande dessinée pour les intégrer au projet, c’était assez drôle. Je me souviens que j’ai commencé la bande dessinée, vers 2000, en même temps que je me suis mise à Internet. Et j’ai été fascinée par les commentaires du forum BD Paradisio, où l’on assistait à un déferlement de haine ahurissant envers les auteurs. C’était comique, d’une certaine façon, mais aussi vraiment abject. C’est pourquoi je me suis amusée à « troller » moi-même mon blog.
C’était une expérience jouissive, mais risquée…
J’écrivais au jour le jour, je faisais tout pour que les lecteurs participent à l’histoire, qu’ils deviennent acteurs-joueurs sans le savoir. Le récit s’auto-générait, dans une forme de création spontanée. J’ai joué Dieu pendant quatre ans, et ce fut un pied total ! La vie, quand elle ne comporte pas sa dose de risque, est beaucoup moins marrante. Surtout celle d’un auteur de bande dessinée, qui bosse toujours seul… Mais effectivement, je pense que ce livre marque une rupture dans ma carrière. Je veux de plus en plus que chacun de mes projets naisse d’une démarche de renouvellement. Je veux pouvoir revivre cette aventure à chaque album.
Justement, quels sont vos projets ? En bande dessinée, ou ailleurs…
Je prépare un album pour Dargaud, sur les animaux, une autobiographie plus classique cette fois, dont certaines pages ont été publiées dans la revue Papier. Je m’essaie au fusain, au réalisme aussi. Et puis, je suis en train d’imaginer une sorte de jeu, dont je ne sais pas si ce pourrait être un jeu participatif sur Internet ou une émission de télé… C’est hyper drôle, mais le problème est que c’est très intrusif et assez déviant… Mais c’est pour ça que c’est bien !
Propos recueillis par Benjamin Roure
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Cigish ou le maître du Je.
Par Florence Dupré la Tour.
Ankama/Label 619, 15,90 €, avril 2015.
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