Le monde intérieur de Cyril Pedrosa
Après le somptueux Portugal, Cyril Pedrosa revient avec un nouveau livre imposant et encore plus ambitieux : Les Équinoxes. Ou le destin croisé de plusieurs personnages en rupture avec leur environnement, ou en plein doute face au temps qui passe. L’auteur de 43 ans alterne planches sublimes aux techniques variées, avec textes littéraires entêtants. Et propose un véritable roman graphique, pas forcément facile d’accès, mais tout à fait enthousiasmant. Interview d’un auteur en pleine possession de ses moyens et qui ne craint pas de se remettre en question.
Les Équinoxes est difficile à résumer. Votre BD, d’une grande sensibilité, parle de la vie en général, des sentiments, d’émotions, de solitude, d’intimité sur une tonalité mélancolique… Qu’avez-vous voulu raconter ?
C’est en effet difficile à décrire. L’album brasse des questionnements existentiels, révèle des moments de flottement quand bien même la relation à l’autre est finalement ce qui vient nous sauver. J’ai voulu ici me concentrer sur notre propre intimité, parler de subjectivité et d’intériorité, toujours dures à saisir en BD, à identifier ou même à partager. Je voulais capter par le texte et l’image ce qui traverse, secrètement ou pas, les personnages. Parfois un désarroi plus ou moins profond, la difficulté à voir un horizon, un trouble, un effondrement intérieur, un moment fugace. Louis a trouvé son chemin dans la compréhension de la beauté, Damien dans la foi. Camille, elle, sent des choses sans tout à fait comprendre quoi… Comme moi d’ailleurs : j’ai voulu attraper quelque chose sans être sûr d’y parvenir. Et si le livre renferme en effet une part de mélancolie, je voulais en rendre compte sans m’enfermer dedans.
Chose rare, vous vous appuyez beaucoup sur des pages de texte. Pourquoi ?
Je me suis en effet beaucoup appuyé sur les monologues intérieurs des personnages. Tout l’enjeu était de savoir comment passer d’un monde intérieur, celui des pensées et des interrogations, à un monde extérieur, celui du regard des autres. Passer de soi aux autres. Sauter des pensées intimes à la perception extérieure. Cela est difficile à représenter par le dessin. Je décris donc des moments à l’intérieur d’eux (les textes) et d’autres à l’extérieur (le dessin), ce que l’on perçoit. Le lecteur comme une sorte de témoin. Pour moi, seuls les mots pouvaient représenter ce qui traverse les personnages, traduire un état intérieur.
Les Équinoxes est aussi une réflexion sur le temps qui passe, notamment dans la recherche graphique. Les techniques, qui jouent sur les transparences, évoluent avec les saisons et le cheminement des protagonistes.
Je m’attarde en effet sur des choses ou des moments qui durent quelques saisons. Chaque saison correspond à une technique et un rendu graphique particuliers. L’évolution graphique devait rendre compte de l’évolution des sentiments. Je me suis tenu à une technique pour chaque saison. Le prologue et le chapitre « été » ont été dessinés à l’encre à l’aide de calques superposés. Pour faire simple, j’utilise le procédé de la sérigraphie : je laisse apparaître des teintes et j’en masque d’autres. Pour l’automne, j’ai utilisé l’aquarelle et le stylo à bille, pour l’hiver la mine de plomb et des teintes à l’ordinateur, et pour le printemps, pastel et crayons de couleurs.
Pouvez-vous nous préciser le rôle joué par les références littéraires, les livres (de Virginia Woolf, Thomas Pynchon, Jean Echenoz) qu’on voit apparaître dans le récit ?
C’est un plaisir et un clin d’œil personnel à la fois. Dans les livres de Virginia Woolf, le temps est dilaté et cela m’a beaucoup frappé. Ces textes ou romans m’ont aussi guidé dans la réalisation, une sorte de petit panthéon personnel. Ces livres relient les personnages, font le lien entre chacun.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées dans la réalisation ?
Comment passer d’une saison à l’autre, assurer les transitions entre monde intérieur et perception des autres ? Le texte m’y a aidé, comme le personnage de Camille, la photographe, qui fait le lien. Quand elle prend un cliché, elle arrête le temps et je peux alors entrer dans la tête du personnage. Comme une suspension. À la limite, le texte, c’est davantage une voix omnisciente qu’une pensée intérieure. Je voulais aussi avoir l’écriture la plus juste possible, sans emphase. J’ai beaucoup écrit et réécrit pour ne garder que ce qui était nécessaire et cela m’a pris du temps, trois ans environ. Il fallait épurer autant que possible sans sombrer dans le sentimentalisme.
Avez-vous déjà des retours de lecteurs car c’est un livre ambitieux, original dans sa forme ?
Oui, c’est un album dense et certains lecteurs m’ont dit qu’ils avaient eu besoin de le relire, de prendre leur temps. D’autres ont été déroutés : certains lisent d’abord la « BD » d’un bloc et ensuite le texte. Avec mon éditeur, José-Louis Bocquet, nous avons beaucoup échangé et il m’a encouragé dans cette voie. Ce projet l’a intrigué, il était enthousiaste même s’il avait peur de l’excès de texte, car il savait que ça n’allait pas de soi de passer de la littérature au dessin et inversement. On avait l’espoir que le lecteur allait peu à peu se familiariser avec la forme. J’ai le sentiment que plus on avance dans le livre, plus on comprend les liens entre les personnages et la cohérence de l’ensemble.
Pouvez-vous nous parler de vos projets ?
Une utopie politique, d’abord, dont j’ai écrit le scénario. Cet album, intitulé L’Âge d’or, est réalisé avec ma femme. Comme dans un conte, c’est l’histoire d’une princesse privée de pouvoir dans un univers « naturel » médiéval, féodal. Dans ce contexte, comment construire une utopie politique ? C’est un projet assez long. J’en ai un autre moins avancé, celui d’un personnage, Paul, qui décide de disparaître du jour au lendemain…
Propos recueillis par M.Ellis
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Les Équinoxes.
Par Cyril Pedrosa.
Dupuis, coll. Aire libre, 35 €, septembre 2015.
Images © Cyril PEdrosa/ Dupuis – Photo © William Laird
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