Le Poids des héros
Après l’adaptation du Joueur d’échecs, David Sala revient avec un récit autobiographique d’une beauté à couper le souffle. Le grand-père maternel de l’auteur, l’Espagnol Antonio Soto Torrado, a survécu au camp de concentration de Mauthausen, où il est resté prisonnier de 1940 à 1945. Son objectif de fin de vie : ne pas mourir avant Franco ! Son grand-père paternel, Josep Soca, espagnol aussi, fut interné au camp d’Argelès-sur-Mer. Il s’échappe lors d’un transfert et rejoint les maquisards. Si l’album évoque l’exode, la guerre, la persécution, ou la difficile reconstruction d’un homme multi-traumatisé dans un pays d’adoption, c’est la transmission de l’histoire familiale entre générations qui forme le cœur de ce récit. Ce poids à porter tient parfois dans un simple classeur d’archives, mais pèse lourd sur les épaules de petits-enfants qui n’ont pas l’étoffe de héros, eux, et doivent trouver un sens à leur vie « ordinaire ».
C’est avec son regard d’enfant, puis d’adolescent et d’étudiant à l’école d’art Émile Cohl, que l’auteur brosse le portrait de sa famille avec une pudeur et une sincérité touchantes. On s’émeut des moments de complicité entre David et ses frères, des papiers peints 1970’s plus vrais que nature, du patois lyonnais, qui donnent de l’authenticité à la narration. Puisque l’indicible est-il vécu à travers le filtre de l’innocence enfantine, les pires horreurs sont peintes avec des teintes douces et le prisme onirique de l’imaginaire, rendant les scènes presque irréelles. Une magnifique bande dessinée, qui mérite plus que la semi-pénombre d’une lampe de chevet : à la lumière naturelle, les couleurs éclatent, chaque case s’admire comme un tableau. La réalité trop crue est diluée par l’aquarelle : un homme qui s’enfuit, pourchassé par les fusils nazis, devient une séquence de toute beauté, où la violence se fait oublier grâce à une succession de gros plans, des détails qui suggèrent plus qu’ils ne disent – un pied qui court, chaussé de souliers de ville en cuir, un casque de soldat allemand rempli d’œufs, un doigt sur une gâchette, une explosion de couleurs pastel. Seul faux-pas esthétique : le lettrage, qui semble tout droit sorti d’un copier-coller sous Word, détonne ; une typo « manuscrite », plus intime, aurait mieux convenu.
« Il paraît que les gènes ont une mémoire », se souvient David Sala dans ses déambulations au parc de la Tête d’or. Lui a hérité d’une colère induite par la violence de ce qu’ont vécu ses grands-parents. En leur dédiant cet album qui lui sert d’exutoire, David Sala se déleste d’un poids. En témoigne la citation de l’écrivain Romain Gary choisie comme épigraphe : « Lorsque vous écrivez un livre sur l’horreur de la guerre, vous ne dénoncez pas l’horreur, vous vous en débarrassez. »
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