EXASPÉRÉ PAR LA FOULE, TENDRE AVEC LES PETITES GENS…
La curiosité malsaine et le voyeurisme sont d’autres cibles qu’Hergé épingle, cette fois dans L’Affaire Tournesol. La presse, à nouveau, est à l’origine d’une réaction grégaire qui ne fait pas honneur à l’humanité : la foule se masse devant le mur d’enceinte de Moulinsart aussi soudainement que, dans Tintin en Amérique, s’érigeait une ville au Far West. « Et tout ça, constate le capitaine, amer, attend avec impatience le moment où nos dernières vitres voleront en éclats !… »
Les gens ordinaires, le petit peuple de Bruxelles et du Brabant wallon, les « gens de peu » qui passionnaient tant son compatriote Simenon, Hergé en dissémine des échantillons à travers toute son œuvre : citons seulement la concierge de la rue du Labrador, le vendeur du vieux marché, Irma l’habilleuse, ou encore le monsieur qui lit par-dessus l’épaule de Tintin dans le train. Autant le comportement moutonnier de la foule exaspère le dessinateur, autant on sent percer une certaine tendresse dans la représentation de ces gens simples. Même la grosse dame au petit chien qui se réfugie dans une cabine téléphonique pendant l’averse ou l’exaspérant M. Boullu, le marbrier qui diffère toujours son intervention, paraissent nimbés d’une certaine innocence bonhomme. On les sent, en quelque sorte, pardonnés d’avance.
L’Affaire Tournesol, page 61, case 3 © Hergé/Moulinsart, 2006.
Est-ce le regard d’Hergé sur ses congénères qui a changé avec le temps, ou l’époque elle-même ? Comme Philippe Goddin l’a bien montré, l’épisode des Picaros marque « l’irruption du factice et du vulgaire » dans l’univers de Tintin. Et d’énumérer « les masques, les cars de touristes, les œuvres d’art en toc, les plumes colorées, le carton-pâte, les singes ivres, les pétards, les bigoudis de Peggy, les shorts de Lampion, les beuveries nocturnes, les interludes télévisés, les serpentins, les mirlitons, les attaques de transistor et les lancers de tagliatelli…(1) » Avec le personnage de Peggy Alcazar, la satire se fait grinçante et vire au sarcasme. C’est un Hergé désenchanté qui, au soir de sa carrière, semble nous prendre à témoin de ce que les valeurs d’authenticité, de respect et de dignité ont de moins en moins cours dans le monde contemporain. On pourrait baptiser cette évolution regrettable d’un nom : la lampionisation.
Type même du parasite, l’agent des Assurances Mondass incarnait en effet, jusque-là, à lui seul (sa déplorable famille n’apparaissant qu’en toile de fond) la vulgarité et le sans-gêne, l’absence totale de retenue et de savoir-vivre. Personnage si plein de lui-même, si parfait, qu’il ne lui avait fallu qu’un album (L’Affaire Tournesol pour donner toute sa mesure. Il en rythme le cours en intervenant à quelque six reprises (pp. 5, 9, 16, 32, 43 et 61).
A relire l’album, il est frappant que, de la toute première scène de Lampion – celle dont nous avons indiqué plus haut l’origine chez Marcel Achard – jusqu’à son ultime apparition (où il explique à un Haddock apoplectique : « II faisait beau temps… Alors, je me suis dit : « Séraphin, il faut profiter des dernières journées de vacances. » Et comme ta bicoque était vide, je suis venu passer quelques jours ici… »), pas un seul mot n’est échangé entre Tintin et lui. Lampion n’a affaire qu’au capitaine, qu’il traite comme un copain de régiment. L’assureur fait mine d’ignorer la présence du jeune reporter et ce dernier, médusé, reste coi. Tout se passe comme si le monde de Lampion et le monde de Tintin ne pouvaient pas se rencontrer, comme s’il n’y avait pas de communication possible entre eux. Deux décennies plus tard, au moment des Picaros, ces deux mondes seront au bord de fusionner.
1) Hergé et les Bigotudos, Philippe Godin p. 284, Casterman.
FIN
Le Rire de Tintin, essai sur le comique hergéen, par Thierry Groensteen, © Hergé/Moulinsart, 2006.
(Images : L’Affaire Tournesol, page 61, case 6 (noir et blanc) et case 9 © Hergé/Moulinsart, 2006)
Lire les autres dossiers : 1/5, 2/5, 3/5, 4/5
Publiez un commentaire