Extrait de Cœurs Sanglants et autres faits divers de Bilal/Christin © Les Humanoïdes Associés.

Au printemps, à Cherbourg où se préparait l’expo Juillard*, dessinateur du Long Voyage de Léna (le suspense de l’été prépublié dans BoDoï), son scénariste, Pierre Christin, planchait devant des élèves de l’EICAR, premier campus européen des métiers de l’Image & du Son. BoDoï était dans la salle. Extraits instructifs.
* La boîte à dessin d’André Juillard, musée Thomas Henry, Cherbourg. Entrée gratuite. Jusqu’au 1er octobre (02 33 23 39 38).

SCÉNARISTE, GRANDEUR ET SERVITUDE

Rassurez-nous, scénariste est bien un métier d’avenir ?
Bien sûr. Aujourd’hui tout est scénarisé ! Les directeurs artistiques des journaux et des magazines sont de véritables scénaristes qui mettent en scène l’actualité. Les journaux télévisés sont scénarisés. Les émissions de télé réalité portent bien mal leur nom. La télé réalité inverse la réalité. Chaque scène, censée être une plongée dans la vraie vie, est écrite, chaque mot répété. À la télé, même la météo est mise en scène !

Est-ce un métier facile ?
Ne vous y fiez pas. Beaucoup se crashent en plein vol. On fait alors appel à l’agrégé de service pour retaper le scénario accidenté. Et là, pas question d’hésiter, de rechigner : un scénariste doit être capable de démêler n’importe quelle intrigue, d’écrire tout de suite sur tout. Un scénariste est d’abord un pisse-copie.
Un scénariste est-il un artiste ?
Aucun, à ma connaissance, ne le prétend. Un créateur, peut-être, mais au niveau inférieur. À l’arrivée, toutes les tubulures du scénario doivent disparaître. Il ne faut jamais laisser apercevoir la salle des machines qui permet à l’histoire d’avancer. Résultat, ce n’est pas un métier particulièrement réjouissant. Mais pas si mal quand même !
Quel autre métier auriez-vous aimé faire ?
Librettiste. Écrire pour des opéras. J’en parle dans BoDoï 98. Ou espion. Un métier particulièrement savoureux ! Regarder l’affaire Clearstream. Un scénariste n’oserait jamais imaginer la moitié de ce qu’ont fait messieurs Gergorin et Laoud…
Scénariste, écrivain, même combat ?
Les deux métiers ne demandent pas les mêmes qualités. Le romancier est forcément solitaire, peut se permettre d’être de mauvais poil, chiant. Et pauvre ! Le scénariste ne peut survivre sans un sens aigu des relations humaines. Il sait être à l’écoute permanente de dessinateurs à sensibilités parfois chatouilleuses. Il sait passer l’éponge, possède l’art difficile d’aplanir tous les conflits. Ce qui est parfois plus difficile que d’écrire un roman de 300 pages !
Comment reconnaît-on un scénariste ?
Dans la rue, je ne sais pas, mais chez lui, c’est assez facile. Christin-écrivain peut écrire : « La voiture s’arrêta dans un sous-bois. Le conducteur descendit, sortit une arme et tira deux fois ». Terminé. Christin-scénariste de BD doit donner au dessinateur la marque de la voiture, indiquer si le sous-bois est un sous-bois de pins, de bouleaux ou de chênes. Quelle arme a dégainée le quidam (jeune ou vieux, chevelu ou rasé, en costard ou en marcel, le quidam ?), un automatique, un revolver ? Faut pas répondre n’importe quoi. Si vous lui filez le magnum 44 automag, l’obusier de l’inspecteur Harry, votre bonhomme va passer illico pour un facho.
BoDoï m’a demandé si l’héroïne de mon roman, Petits Crimes contre les humanités*, était blonde ou brune. Je ne me suis jamais posé la question ! Pour moi elle est un sourire, une silhouette, une personnalité. Cela suffit au romancier Christin !
Conséquence, Christin-scénariste se doit d’avoir de la doc sur à peu près tout. Sur mes étagères, les livres sur les trains côtoient ceux sur les arbres, ceux sur les chats côtoient ceux sur les trains. Parfois, les amis de mes enfants, invités à la maison, jettent un œil sur les rayonnages et demandent en douce : « Quel est le métier de ton père ? »
L’ordinateur a-t-il changé votre vie ?
Bénéfice immédiat : finis les ratures, les rajouts, les chiures de mouche dans la marge. C’est génial. J’ai découvert un autre avantage au scénario informatique. C’est tellement propre que les dessinateurs osent moins le massacrer qu’un texte raturé !
Un scénariste doit-il être toujours disponible pour ses dessinateurs ?
C’est en tout cas mon cas. Sauf le vendredi matin réservé à une séance de tennis avec Bilal et Mézières. Ordre est de nous déranger uniquement en cas d’appel de Spielberg. Ce qui ne s’est pas encore produit.
Tous vos projets sont-ils réalisés ?
Ce serait trop beau. Comme tous les scénaristes, j’ai mon « placard maudit » où dorment bien des sujets. Un scénariste doit énormément produire. Je suis un peu dans la situation d’une femme peinte par Salvador Dali, dont le corps est parsemé de tiroirs. J’en ouvre un. L’histoire qu’il contient ne trouve pas preneur ? Je referme le tiroir et en ouvre un autre…
Un véritable auteur de BD doit-il être à la fois scénariste et dessinateur ?
Le débat fut encore d’actualité lors du dernier festival d’Angoulême. Je ne suis pas loin de partager cette opinion, dans le cas de la BD de gags. Les meilleurs, comme Greg, sont à la fois scénaristes et dessinateurs. En revanche je dis non dans le cas de la BD narrative. Je me sens auteur de BD à part entière même si je ne sais pas dessiner.

* Collection Noir, éditions Métailié, 240 pages, 10 euros

Illustration pour un article sur le Retour du Jedi et l’inspiration BD des films de Georges Lucas © Pilote 1983