Les Intrus
Un bon père de famille, spécialiste ès tonte de pelouse, croit détenir l’idée du siècle en matière d’art. Il vient d’inventer « l’hortisculpture » mais saoule déjà tout le monde. Ailleurs, la vie d’une étudiante est un enfer depuis qu’on la confond avec Amber Sweet, star du X. Jesse bégaye et ne s’entend pas avec son père. Sa mère, atteinte d’un cancer, est plus conciliante. Le jour où Jesse veut s’initier au stand-up, son père approuve sans y croire une seconde. Pire, il la trouve ridicule. Paumés, tourmentés, imparfaits, ils cherchent tous un peu de lumière sans savoir où au juste…
L’Américain Adrian Tomine (Blonde Platine, Scènes d’un mariage imminent, Loin d’être parfait…) confirme la force de son identité d’auteur dans Les Intrus, recueil de six histoires. Sans effet et avec une émotion distanciée, partant du simple réel pour évoquer nos vies et leurs béquilles, abordant l’incommunicabilité, la difficulté d’aimer et le besoin d’y croire, la mort, la perte des illusions… Les personnages, en quête d’eux-mêmes, ressemblent à ces intrus toujours là où ils ne devraient pas, un peu dépossédés et spectateurs d’un réel qui les fuit. Mais Jesse et les autres, paradoxalement, n’ont jamais semblé aussi présents tant Tomine sait faire surgir l’invisible, la fêlure pleine de sens, l’inquiétude latente… En sondant les déceptions ou encore l’étrangeté des phénomènes, il brille à cette façon d’envelopper d’une douce poésie ces existences bancales. Pourtant, le procédé est ultra simple : pas d’action mais une succession de dialogues au cordeau du réel, efficaces et passionnants. Ces histoires d’ambitions ratées et leur voile d’ironie nous bercent alors, explorant le temps ou polissant l’image d’un quotidien usé par la routine.
Pour ceux qui suivent depuis le début le travail d’Adrian Tomine, il est touchant de voir combien ont évolué son ton et son graphisme pour approcher une forme de pureté. Ce qu’il a perdu en expressivité spontanée, il le gagne dans une forme de contemplation chaleureuse et mélancolique. La maturité est aussi dans l’expérimentation graphique : couleurs ou noir et blanc, gaufriers de 4 à 20 cases, pleines-pages, le splendide trait clair conjugué aux douces couleurs épouse la solitude urbaine pour mieux cerner l’inconfort existentiel. Un ton distancié, un graphisme tout en épure, une lucidité douce-amère, il n’en faut guère plus pour susciter l’empathie et donner à voir au plus profond de ces âmes. Mais Tomine prouve surtout qu’avec Les Intrus, album à l’émouvante justesse, il est un conteur de talent et un auteur majeur de la BD indé américaine.
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