Les Saveurs du béton
L’adolescence, c’est compliqué. Alors que dire de l’adolescence d’une jeune Chinoise de Hong Kong dans une cité de la banlieue parisienne… Prise entre deux cultures, celle de ses parents, venus en France lorsqu’elle avait 6 ans, et celle dans laquelle elle a grandi, Kei Lam se définit comme une « Banana girl » (« Jaune à l’extérieur, blanche à l’intérieur »), le titre de sa première bande dessinée. Avec Les Saveurs du béton, l’illustratrice poursuit sa quête autobiographique, en se concentrant cette fois sur son enfance et adolescence passées dans la cité de la Noue, un grand ensemble de hautes tours en béton posé sur une dalle entre Montreuil et Bagnolet.
Posant un regard tendre sur la petite fille qu’elle était, Kei Lam raconte sa joie d’avoir enfin sa chambre à elle. L’adulte, elle, retrace la façon la réalité économique a rattrapé le rêve d’accession à la propriété de ses parents : son père, artiste peintre fantasque, et sa mère, femme de ménage, parlant à peine le français, ont signé sans savoir à quel point les charges et le problèmes de la cité allaient leur peser. Les tours de béton semblent ainsi intimement liées à l’histoire familiale, personnages à part entière de ce parcours d’enfance : un monde à part, rempli de promesses (un jour, il y aurait un téléphérique pour rejoindre le haut de la cité…), se révélant un piège à dette entraîné vers une ghettoïsation croissante. Un phénomène que l’illustratrice, passée par des études d’urbanisme, raconte grâce à un habile va-et-vient entre les époques, toujours vu par les yeux de ceux qui y habitent.
Car il n’y a pas là de quoi entamer l’enthousiasme de la petite Kei, dont le quotidien est rempli de découvertes, comme se faire des nouvelles copines, ou essayer de comprendre pourquoi le maquillage et les sacs de marque intéressent ses cousines plus âgées. Et elle ne se décourage pas quand, avec sa mère, les files d’attentes devant la préfecture pour renouveler un titre de séjour se transforment en circuits kafkaïens, ou quand le racisme anti-Chinois rattrape leur quotidien. Le lecteur partagera avec plaisir son expérience baignée de traditions chinoises, entre superstitions autour des grains de beauté et nomenclature complexe pour désigner les différents membres d’une même famille.
La Chine et la France, le monde des adolescents et celui des adultes, la capitale et sa périphérie : le parcours de Kei Lam évolue entre ces pôles, d’abord tiraillé puis peu à peu construit par ces antagonismes, aujourd’hui presque institué par ce récit sincère. Dessiné en noir et blanc, simple et expressif, le trait met en valeur les talents de narration de l’autrice, qui renouvelle sans cesse ses métaphores visuelles et petites inventions graphiques, y compris quand elle débarque en tant qu’adulte parler à la gamine qu’elle était. Une mise en scène drôle et touchante pour une autobiographie généreuse.
Publiez un commentaire