Li Kunwu, une mémoire chinoise
Dans sa première trilogie biographique Une vie chinoise, Li Kunwu racontait son parcours et disait sa perception de l’histoire de la Chine. Dans le récent Les Pieds bandés, il propose un témoignage rare sur une pratique révolue : le bandage des pieds des femmes. Rencontre avec ce passeur de mémoire, invité au Salon du livre de Paris 2013.
À quand remonte la tradition du bandage des pieds des jeunes filles chinoises?
C’est une tradition très ancienne et très ancrée dans l’histoire de la Chine. Cela a commencé à la fin de la dynastie Tang (de 618 à 907) puis s’est réellement propagé sous les Ming (de 1368 à 1644). Cette tradition a alors perduré jusqu’au début du XXe siècle, pour prendre fin officiellement en 1911. Trois raisons présidaient à cette pratique. Tout d’abord, les petits pieds étaient considérés comme un canon de beauté de l’époque. Cela permettait aussi de restreindre les femmes à l’intérieur de leur maison et donc de les empêcher de participer aux mouvements sociaux. Enfin, il faut savoir que, si on ne se marie pas en Chine, on ne peut pas perpétuer la lignée… Ce qui est inenvisageable pour des Chinois. Et cette pratique pouvait permettre une ascension sociale formidable, des hommes importants étant attiré par ces femmes aux pieds bandés.
Quel est votre regard sur cette pratique?
Pour moi, c’est une pratique culturelle cruelle et dramatique à laquelle je m’oppose totalement. Je n’ai pas vécu à cette époque, mais vu d’aujourd’hui c’est surtout une démonstration d’oppression. Cependant, ce n’est pas parce que c’était cruel et douloureux qu’il ne faut pas en parler. C’est justement important de témoigner pour se rappeler que cette tradition était encore vivace il n’y a pas si lontemps. Le poids des traditions est souvent très lourd et dépasse largement les individus et leurs interrogations. Surtout quand la question d’un mariage avantageux et d’une descendance entrait en ligne de compte. Il s’agit là d’un sujet complexe, et il est particulièrement facile de critiquer avec notre recul.
Dans certaines provinces comme dans la vôtre, le Yunnan, quelques villages continuaient à bander les pieds bien après l’arrêt officiel. Pourquoi ?
En effet, on a continué à bandés les pieds des jeunes filles jusqu’aux années 1930-1940 dans ma région. Il faut dire que, dans ces terres reculées, la révolution paraissait particulièrement lointaine. De plus, on pensait que cette coutume allait revenir alors on a continué… Mais finalement, elle a disparu petit à petit.
On vous a découvert avec Une vie chinoise, pouvez-vous revenir sur votre parcours?
J’ai fait de la bande dessinée pendant plus de 40 ans avant de me lancer dans Une vie chinoise. Le lianhuanhua [la BD chinoise. Voir cet article pour plus de détails – ndlr] est cependant extrêmement différent de ce que l’on peut lire en France. Tout d’abord, le dessin n’a rien à voir: il est grand, en noir et blanc et en pleine page. Il est accompagné d’un petit texte situé dessous, et parfois de bulles de dialogues. La particularité de la BD chinoise est son esthétisme. C’est un peu comme la peinture : si c’est très beau, très graphique, il est par contre difficile de rentrer dedans. Quant à la narration et au découpage, ils font penser à un story-board de cinéma. On raconte réellement l’histoire par l’image. Une fois le support compris, on peut réellement se laisser porter par l’histoire car c’est très stimulant, très vivant. Ainsi, pour passer de la BD chinoise à la BD franco-belge, il faut donc changer de point de vue et de façon de faire… J’avais envie de faire évoluer mon style de dessin et de narration depuis un certain temps, et j’ai rencontré Philippe Ôtier, le scénariste d’Une vie chinoise, au bon moment. Ma visite à Angoulême en 2003 m’a permis découvrir la réalité de la BD occidentale et c’est ce qui m’a fait accepter le projet. Au début, la collaboration a été assez difficile pour moi. Mais Philippe Ôtier m’a beaucoup soutenu et encouragé. Je l’en remercie encore aujourd’hui !
Finalement, qu’est-ce que vous a apporté ce nouveau format ?
Ce travail m’a permis de m’ouvrir, de parler de tous types de sujets et de maîtriser la narration franco-belge. Malheureusement, les auteurs actuels en Chine ne sont influencés que par le manga et ils ne s’intéressent que très peu à vos BD. Pour ce travail, je me suis énormément intéressé à la façon de faire des Français et je pense que tous les auteurs devraient faire de même, car ils se rendraient mieux compte des possibilités du support et sauraient mieux jouer sur les émotions. Je pense également qu’il faut faire des histoires qui nous touchent, et ne pas se contenter de séries d’arts martiaux, d’amourettes ou de chroniques légères… Il faut y mettre de soi-même! Il faut aussi garder à l’esprit la nécessité de prendre du plaisir dans son travail, le dessin doit rester un moment de joie. S’il on se met une pression, notamment financière, le dessin sera trop douloureux…
Une vie chinoise vient de paraître en Chine. Pourquoi a-t-il fallu tant de temps ?
Il y a tout d’abord eu le temps de traduction. Puis, les éditeurs chinois voulaient attendre la parution des trois tomes pour avoir une vision globale de l’œuvre. Enfin, il y a évidemment des raisons culturelles. Une fois la bande dessinée lue et acceptée par mon éditeur, il a fallu adapter l’histoire pour la Chine.
La façon de raconter les faits a donc été modifiée. Est-ce une sorte de censure ?
Je ne pense pas que ce soit réellement de la censure, car j’ai de toute manière raconté tout ce que je voulais, comme je le souhaitais. Les deux versions sont différentes car elles ne s’adressent pas au même public. L’histoire est perçue différemment en fonction de l’origine et de l’implication des lecteurs. Depuis sa sortie en Chine, les retours sont particulièrement bons et les lecteurs se font de plus en plus nombreux. Beaucoup me disent qu’ils ont découvert tout un pan de l’Histoire qu’ils ne connaissaient pas. J’en suis très fier.
Avoir été ancien illustrateur de propagande et maintenant raconter les moments forts de l’histoire de la Chine en étant objectif, n’est-ce pas contradictoire ?
Pas du tout. Avant, il y avait la propagande, qui me permettait de vivre. Aujourd’hui, c’est la publicité qui a pris cette place. Cette évolution a pris du temps et je ne m’en suis pas vraiment rendu compte. La propagande fait partie de l’Histoire. Et d’ailleurs, aujourd’hui, en faire n’aurait plus de sens.
Vous avez appris le dessin à travers des traités de propagande. Pourtant vous avez un dessin très libre. Qui sont vos modèles?
Le dessin de propagande était très codifié, avec énormément de normes. Mais j’ai réussi à m’en détacher parce que je regarde le travail des autres artistes depuis tout petit. Pour moi, l’influence est profonde. Par exemple, il y a 20 ans j’adorais Tintin et j’ai beaucoup lu Toppi aussi. Plus récemment, j’ai adoré le travail de Marjane Satrapi sur Persepolis.
Seriez-vous tenté par un ouvrage en couleurs ?
Oui, j’aimerais travailler en couleurs un jour. Il y a beaucoup de BD en couleurs que je trouve magnifiques, mais j’en ai adoré une en particulier: je ne comprends pas ce que ça raconte, mais le dessin est splendide. J’aimerais tellement rencontrer l’auteur… [Li Kunwu dessine alors la couverture de mémoire, et on reconnaît tout de suite l’excellent Où le regard ne porte pas… d’Olivier Pont et Georges Abolin]
Quel est votre regard sur la Chine contemporaine et les jeunes générations ?
La Chine d’il y a 40 ans et celle d’aujourd’hui sont deux mondes différents. J’ai beaucoup de nostalgie, mais il faut faire face au changement. Je regrette que les jeunes soient trop matérialistes et ne pensent qu’au présent sans jamais se tourner vers la passé. Car notre Histoire permet de mieux comprendre le monde d’aujourd’hui.
Quelle est la place de la femme dans la société chinoise ?
Traditionnellement, la femme a toujours eu une position difficile en Chine. Elle devait travailler et rester très présente pour sa famille. En même temps, elle se devait d’être belle alors qu’elle n’avait pas de position sociale élevée. Aujourd’hui, leur style de vie a beaucoup évolué et est très proche de celui des hommes. C’est aussi pour cela que je veux que les jeunes n’oublient pas: il est important de savoir d’où l’on est parti et de comprendre l’évolution de la société.
Dans vos livres, vous montrez que la politique a formaté votre père, que les choix des différentes révolutions n’étaient pas forcément bons… Et pourtant, vous restez engagé en politique. Pourquoi ?
Aujourd’hui, le communisme n’est plus le même que celui de mon père. Il y a vraiment eu beaucoup de réformes depuis. En tant que membre du Parti, je n’ai pas l’impression d’être mal à l’aise ou qu’il y ait une quelconque pression sur mon travail. Après, je ne suis qu’un membre parmi d’autres. À côté de ça, il y a la politique en elle-même, mais je ne suis pas impliqué dedans… Mais de toute façon, à l’intérieur du parti il y a différents points de vue et ça ne pose aucun souci. Donc pour moi, non ce n’est pas contradictoire.
Comment sont enseignées et perçues aujourd’hui toutes ces révolutions passées ?
Dans les écoles, je ne sais pas. Mais ce que je vois dans les journaux et à la télévision me montre que l’on peut parler de tout sans aucun problème. Sur ce point, les mentalités ont beaucoup évoluées en Chine.
L’idée d’avancer en faisant table rase du passé, en vogue lors dans l’idéal révolutionnaire, est-elle encore courante en Chine ?
C’est différent maintenant. Notre passé très mouvementé, notre riche culture et nos origines sont conservées. Cependant, actuellement, les Chinois sont bien plus intéressés par faire de l’argent que par l’héritage culturel qu’ils laisseront à leurs enfants…
Pensez-vous que la BD est un bon moyen d’intéresser vos concitoyens à l’Histoire ?
Oui, je pense que c’est un très bon biais. Pour l’instant les gens vont se divertir au cinéma et dépenser de l’argent dans les magasins… Mais j’espère que par le livre, l’Histoire va devenir plus populaire. C’est facile d’accès, prenant et très pédagogique. Je suis même prêt à rendre disponibles mes livres au format numérique pour que le plus grand nombre de personne puisse découvrir l’histoire de mon pays.
Au final, quel regard portez-vous sur votre long parcours ?
J’ai eu une vie très riche, traversé de nombreuses périodes difficiles dont plus personne n’a souvenir aujourd’hui. J’en ai conscience et j’espère que je pourrai raconter le plus de choses possible grâce à mes BD. J’ai très envie que le dessin m’accompagne tous les jours, comme cela a été le cas depuis mon enfance. J’ai envie de raconter mon passé, mais aussi ce qui se passe autour de moi, de manière pédagogique. À vrai dire, à l’origine, j’avais l’impression d’avoir une vie banale, mais grâce aux deux séries publiées chez Kana, je me suis rendu compte que j’avais finalement vécu beaucoup de choses. Et que je pouvais témoigner du passé par mes créations. Quand je vois l’accueil que l’on me fait en France, je sais que mon choix est le bon.
Pouvez-vous nous en dire plus sur vos deux titres à paraître chez Kana ?
Le premier sortira en novembre 2013 et parlera de la construction du chemin de fer du Yunnan. Cette voie de communication a été construite par des Français, mais cette histoire semble bien méconnue en France. Le deuxième livre s’intitulera Empreinte et traitera de la culture chinoise. J’y aborderai le sujet sous différents points de vue complémentaires et contradictoires. La sortie est pour l’instant prévue pour le mois de mars 2014.
Propos recueillis par Rémi I.
Merci à Li Kunwu, Geneviève Clastres (traductrice) et Emmanuelle Philippon Verniquet (Kana).
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Les Pieds bandés.
Par Li Kunwu.
Kana, 15 €, mars 2013.
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