Marc-Antoine Mathieu déconstruit le temps
Plasticien à succès, Otto se lance dans une aventure fascinante : il plonge dans le tout début de son existence, méthodiquement documenté par des scientifiques, avec la complicité de ses parents. A travers Otto, l’homme réécrit, Marc-Antoine Mathieu livre une vertigineuse réflexion sur la conscience de soi et le libre-arbitre. L’auteur de Julius Corentin Acquefacques ou 3’’ revient sur cet ouvrage ambitieux.
Qui est Otto Spiegel (miroir en allemand), l’homme palindrome ?
« Otto » est un prénom miroir, c’est « huit » en italien, à savoir les sept premières années de sa vie sur laquelle mon héros va se pencher, plus une année de gestation. Spiegel existait déjà dans 3’’, c’est l’artiste qui fait un happening dans la rue située en face de l’appartement où se déroule l’action. Dans cette histoire, Otto découvre qu’il s’est égaré et qu’il a égaré avec lui une partie du monde de l’art.
Pourquoi vous intéresser à un artiste plasticien ?
Il me fallait un personnage plausible, susceptible d’arrêter le cours de sa vie et de se pencher sur lui-même pendant sept ans. Il devait être opiniâtre, bosseur, capable d’expérimentation, d’un long enfermement monastique. Otto ne se souvient plus de ses premières années, il a été vampirisé de sa mémoire par des parents naïfs et des scientifiques. A travers l’art, il a tenté de se connaître, sans succès. Il n’a pas trouvé de vérité dans le miroir qu’il fouillait.
Comment est-il né dans votre esprit ?
Il a germé il y a une dizaine d’années, puis a mûri de petit bout de note en petit bout de note… A la base, je voulais un protagoniste héritant d’un passé rigoureusement exact, qu’il soit bagage ou fardeau. Et qu’il réalise à quel point il constitue un enchaînement de cause à effet. Il s’agit d’une réflexion sur la conscience de soi, et la conscience en général — ce processus chimique, cette interaction des neurones avec les photons, l’oxygène, les vibrations… Ce matériau du libre-arbitre, je le creuse en permanence. Le but de chacun est-il de devenir ce qu’on est ? Au début, Otto cherche à être quelqu’un. Dans la seconde partie du livre, il se laisse aller à être lui-même.
Souhaitiez-vous aussi mener une réflexion sur l’art, et la façon dont on le pratique ?
L’art est une béquille qui peut être belle si on arrive à se laisser porter par l’expérimentation. Otto pensait régler ses problèmes par l’art. Or ce dernier permet juste d’offrir un terrain où se perdre, la possibilité d’une belle aventure. L’art peut toutefois être piégeux : en fascinant le public, il éloigne de la vérité. Par exemple au cinéma, un endroit qui enferme pendant deux heures, on a rarement le loisir de se laisser aller. Seuls quelques réalisateurs, comme Jodorowsky ou Tarkovski, laissent du temps au regard du spectateur.
Pourquoi vous intéresser aux sept premières années de la vie d’un homme ?
La plasticité du cerveau y est la plus importante. C’est là que l’individu est façonné, avant de se conformer aux conventions sociales. Le milieu ambiant nous imprègne alors d’autant plus qu’on n’est pas en capacité de l’analyser. Je voulais montrer qu’en remontant dans le passé on allait vers l’éternité, l’abolition du temps. Notre société occidentale ne vit pas dans le présent : elle est soit penchée sur le passé, soit projetée dans l’avenir. Alors que la vie, c’est avant tout être.
Il y a très peu d’humour dans cette histoire…
Oui, on n’y trouve pas de poésie absurde. Mon effort s’est porté sur la lisibilité de cette balade philosophique, je ne voulais pas perdre le lecteur dans un pensum lourdingue. J’ai peaufiné, élagué, ciselé… Chaque mot a été mûrement pesé.
Pourquoi avoir adopté ce format à l’italienne, avec principalement deux cases par page, et le texte dessous ?
Au départ, j’avais essayé de garder quatre cases par page, mais il y avait finalement trop de phrases à y caser. J’ai donc choisi de confronter des images muettes, et un texte sans images. J’utilise, comme dans plusieurs de mes livres, le zoom. Cela amène une lecture en profondeur, tout en cassant la linéarité. Je peux aussi créer des parenthèses verticales dans un déroulé horizontal.
Comment avez-vous travaillé pour cet album ?
J’ai laissé longuement reposer le récit, tous les éléments devaient s’agglomérer. J’ai passé du temps à remodeler, resserrer le texte en ôtant les lourdeurs, les scories. Graphiquement, je n’ai pas innové : une partie a été faite à l’ordinateur, l’autre à l’encre de Chine.
Quels sont vos projets ?
Il n’est pas impossible que je revienne à Julius Corentin Acquefacques dans les années qui viennent. Je prépare aussi un projet conceptuel, qui comprendra l’exposition d’originaux. En tant que scénographe, je travaille avec l’atelier Lucie Lom sur une exposition dédiée à Will Eisner à la Cité de la BD d’Angoulême, et sur une autre autour de la fable pour le festival BD à Bastia.
Propos recueillis par Laurence Le Saux
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Otto, l’homme réécrit
Par Marc-Antoine Mathieu.
Delcourt, 19,50€, le 19 octobre 2016.
Images © Delcourt / Marc-Antoine Mathieu.
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