Moi, ce que j’aime, c’est les monstres #1
Dans les années 1960, à Chicago, Karen se prend pour un loup-garou détective. Cette gamine d’une dizaine d’années vit dans un immeuble dégradé avec son frère – un joli coeur, macho, tatoué, protecteur, amateur d’art – et sa mère, catholique superstitieuse. Karen s’imagine en monstre car elle ne supporte pas son allure et son statut de petite fille pauvre, ce que lui renvoient violemment les autres enfants. Et puis, elle adore les magazines et les films d’horreur, alors autant jouer la carte « freak » jusqu’au bout, et le loup-garou est une créature attirante. Détective, aussi, car affublée d’un imper et d’un chapeau, elle enquête sur la mort mystérieuse de sa voisine du dessus. Une dame un peu folle mais gentille avec elle. En écoutant des enregistrements et en parlant avec son veuf, Karen va découvrir sa terrible enfance dans l’Allemagne nazie. Et va aussi mettre au jour des secrets de sa propre famille.
C’est sans aucun doute un des gros événements BD de l’année 2018. Annoncé de longue date, ce livre arrive en France précédé d’une réputation flatteuse, critique et publique, aux États-Unis. Et d’une histoire créative et éditoriale fascinante. Née en 1962, l’auteure Emil Ferris n’avait jamais publié de bande dessiné avant celle-ci, oeuvrant plutôt dans le design de jouets ou le film d’animation. En 2002, elle est frappée du syndrome du Nil occidental, dans une forme grave, la laissant en bonne partie paralysée. Mais elle lutte, réapprend à se servir de sa main, s’inscrit dans une école d’art et finit par s’atteler à ce monumental roman graphique de plus de 800 pages. Cette trajectoire poignante et fascinante suffira-t-elle à séduire le public français et valider l’audace du petit mais tenace éditeur de littérature Monsieur Toussaint Louverture (qui a déjà sorti une des meilleures BD de l’année, avec Du sang sur les mains de Matt Kindt) ? Si cela ne suffit pas à accepter de se lancer dans ce pavé en forme de journal intime de pré-ado un peu déviante, voici quelques bonnes raisons de succomber.
Tout d’abord, graphiquement, c’est un séisme. Le livre reproduit en effet des pages lignées et perforées d’un cahier de gamine, pages remplies de dessins au stylo, tout en hachures : copie de couvertures de magazines d’horreur ou de tableaux classiques, ébouriffants portraits réalistes sur de pleines pages, séquences BD avec ou sans cases brossées avec une fausse urgence mais un vrai sens de la dramaturgie et de l’image qui frappe… Avec un style chargé mais bourré d’émotions et de sensations, Emil Ferris propose un environnement visuel inédit et d’une grande puissance. Ensuite, le texte : dense, touffu, partant souvent dans tous les sens, accumulant les anecdotes du quotidien, les questions existentielles ou des récits dans le récit. Dès lors, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est la quintessence de la dénomination « roman graphique », car on s’y plonge comme dans un roman plutôt long à lire par sa quantité de texte, mais dont les images ne sont pas que de simples illustrations. Elles participent pleinement à l’immersion du lecteur, qui passera des heures et des jours à tout avaler, décrypter, discerner, dans cette histoire à la fois extrêmement intime et glauque, mais aussi très américaine dans ses thématiques – l’extermination des juifs, le cancer, les relations mère-fille, le racisme, les grandes figures politiques du moment telles JFK ou Martin Luther King, les mensonges de famille, les crimes sexuels… « Quand les adultes sont hantés, ce sont les enfants qui connaissent leurs pires peurs », écrit l’héroïne, personnage mal dans sa peau et dans sa réalité, qu’on imagine assez bien être l’alter ego de l’auteure.
C’est cet ensemble de textes inspirés et pleins de mystères et d’un graphisme qui y répond à merveille, qui fait de ce premier volume un très grand livre, une très grande bande dessinée. N’ayez pas peur, franchissez la porte, payez l’obole (finalement, moins de 35 € pour 416 pages d’une lecture si longue et prenante, ce n’est pas si cher) : vous n’en sortirez pas indemne.
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