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Nina Bunjevac : dans les yeux d’un violeur

25 février 2019 |

nina_bunjevac_photo C’était un des meilleurs livres de 2018 : avec Bezimena, l’auteure canado-serbe Nina Bunjevac (Heartless, Fatherland) a troublé plus d’un amateur de bandes dessinées audacieuses. Car, à travers le regard d’un homme et par le filtre du mythe de Diane et Actéon, l’album raconte l’histoire d’un viol. Mais cela, on ne le sait qu’à la fin du livre, dans la postface. Entretemps, mis dans la peau du violeur-voyeur, le lecteur éprouve un certain malaise, hésitant entre plaisir esthétique et doute sur le fond. On voulait donc creuser, comprendre la démarche et l’ambition. Rencontre, lors du dernier Festival d’Angoulême où l’album, publié par les éditions Ici Même, était en sélection, avec la pétillante et talentueuse Nina Bunjevac.

D’où vient votre univers si singulier entre cauchemar feutré et virtuosité graphique ?

À vrai dire, je ne me souviens plus. Je sais que j’ai toujours aimé lire de la BD, les comics de Disney ou italiens, ceux qu’on pouvait lire en Serbie. Mon goût pour le bizarre vient sans doute de ces almanachs remplis de caricatures et d’humour érotique. Mais Charles Burns ou RAW sont aussi des sources d’inspiration. Aujourd’hui, je lis peu de BD. Je suis davantage inspirée par le cinéma. Jean Cocteau, François Truffaut, Andreï Tarkovski (Solaris, Stalker) sont mes mentors même si j’ai toujours peur de copier les autres.

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Comment est né l’album Bezimena, qui signifie « celle qui n’a pas de nom » ?

L’album est truffé de messages, mais il est avant tout dédié à toutes les victimes d’abus sexuels. À ma façon, je montre mon soutien aux femmes, victimes anonymes. Je l’ai réalisé en parallèle du mouvement Me Too et, forcément, on sent des influences. Car le viol, c’est une expérience terrifiante, traumatisante, ça se passe à côté de chez vous. Quand vous dites être une victime d’un viol, les gens vous regardent différemment. Mon livre est une manière de rendre justice sans citer de noms et en réfléchissant.

Mais justement, Bezimena sème le trouble car, avant la postface, on ne sait jamais avec certitude qu’il s’agit d’un viol.

Oui, ça me fait penser à des réactions de lecteurs, hommes surtout, qui, perturbés, ont fini par ressentir de la colère. Ils aimaient le livre, ses images érotiques ou charnelles et, quand ils ont fini la lecture, ont eu le sentiment d’avoir été piégés, ressentant un plaisir coupable. Mais c’était une intention du livre. Faire le lecteur complice d’un violeur à travers son regard. S’immerger dans une conscience. Les éléments érotiques sont là pour l’engager dans cette histoire.

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D’ailleurs, la couverture de l’édition française d’Ici Même est différente de la version italienne.

Oui, en Italie, Bezimena est sous-titré Anatomie d’un viol, annonçant la couleur. Ce n’est pas un choix de ma part, mais celui de l’éditeur, en qui j’ai une confiance totale. Chacun de mes éditeurs connait et comprend mieux le public et le marché dans son pays. En Italie, il pensait que c’était plus pertinent ainsi et je n’ai aucun problème avec ça.

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Du coup, le mythe de Diane et Actéon est-il une manière de mettre de la distance dans le récit ?

Oui, tout à fait, mais c’est venu naturellement. Le mythe de Diane et Actéon, c’est le rôle de la virginité, de la pureté. La mythologie vous fait accéder à une conscience globale et crée du sens. Il existe plusieurs versions du mythe mais, dans le monde antique, les réponses ne sont jamais définitives. Je sème des symboles, des archétypes laissés à la libre interprétation du lecteur. L’engagement est physique tout en instaurant une forme de dialogue et une distance par la structure, par des images rêvées ou fantasmées. On est à la fois dans la thérapie et ce qu’il y a de plus intime. Le mythe confère, j’espère, de la profondeur au récit et il me permet de raconter une vraie histoire, au sens de fiction, avec différentes couches, différents niveaux de langage. Le lecteur tirera ses propres conclusions. L’écrivain et musicien Gary Lachman évoque la responsabilité de l’imagination et son rôle : ce qui arrive dans ta tête ne reste pas dans tête. Il faut le formuler.

Vos dessins sont des tableaux fascinants. Comment les composez-vous ?

Je passe deux ou trois jours sur une illustration. Je joue avec les ombres et les lumières, le noir et blanc. Entre absence de lumière et millions de petites ombres. Pour Bezimena, précisément, je me suis inspiré de Gustave Doré et son art de la gravure.

 

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Heartless (2013) et Fatherland (2014), en VF chez Ici Même.

Est-ce l’album qui a été le plus dur à faire ?
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Fatherland et Bezimena sont deux livres personnels, intimes. Au final, je ne révèle pas grand-chose car la fiction, les symboles, les procédés littéraires permettent d’aller loin sans tout énoncer. Mais Fatherland, qui raconte mon histoire familiale et une enfance très difficile, est plus marquant finalement. Je ne pensais pas qu’il m’affecterait autant, alors que Bezimena, de fait, j’étais préparée à le recevoir.

Diriez-vous que vous êtes féministe ?

Oui, bien sûr. Mais si je me sens féministe, je ne suis pas pour autant une artiste politique, ni même une propagandiste. Je suis vraiment contente que les femmes soient plus visibles en BD, aient plus de possibilités pour publier. Elles font du bon travail, s’affirment et j’ai le sentiment qu’elles ne sont plus les petites filles sous l’influence d’un père condescendant et autoritaire.

 Propos recueillis par M. Ellis

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Benzimena.
Par Nina Bunjevac.
Ici Même, 29 €, août 2018.

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