1916, Antarctique. Alors que la Grande guerre éventre l’Europe, Emerson Oliphant décide de tenter ce que nul n’a encore accompli : traverser le continent Antarctique de part en part. Accompagné d’une bonne vingtaine d’hommes, dont son fils, ombre étrange et toxicomane, il va lutter contre les éléments. Hélas, le bateau sera piégé par les glaces : l’équipage devra passer une saison sur place, en attendant que la banquise cède. Mais les catastrophes vont s’enchaîner…

En s’inspirant de l’expédition d’Ernest Shackleton, pionnier des explorations polaires, la scénariste Loo Hui Phang (L’Odeur des garçons affamés, Black Out, L’Art du chevalement, Nuages et pluie) propose bien autre chose qu’une tranche de biographie aventurière en territoire hostile. Convoquant la science, la littérature, les croyances, et l’Histoire du monde qui est alors au tournant d’une sinistre modernité, elle sonde le coeur et l’esprit des hommes – point de femmes, sauf en fantasme, dans cette histoire – avec une vision aiguisée, quasi prophétique. C’est Arkadi, le rejeton damné du capitaine, qui est son personnage révélateur des tourments et aspirations des autres. Incarnation d’une liberté totale, de celle qui vous fait marcher en permanence au bord de l’abîme et suscite autant d’espoirs que de terreur, Arkadi s’impose au coeur du récit tel un ange ou un oracle, apaisant les maux et annonçant les tempêtes. Et les maux comme les tempêtes seront nombreux dans cette expédition qui va de fiasco en désillusion.

Pour mettre en image cette histoire funèbre et parfois hallucinée, Benjamin Bachelier (Coeur de ténèbres, Taïpi, un paradis cannibale, Ulysse Wincoop, Gatsby le magnifique) alterne entre dessin et peinture, figuratif et abstraction, pour faire vibrer des couleurs étonnantes sur les milles nuances de blanc de l’Antarctique. Sa ligne tantôt fluide, tantôt puissante, tantôt fragile, et son choix de couleurs à contre-courant, crée un univers graphique inédit et fascinant, en totale résonance avec les mots ciselés de sa scénariste. Ensemble, les deux auteurs, à la bibliographie déjà riche, signent là un de leurs plus beaux albums.