Quand Lewis Trondheim se confie à Thierry Groensteen
Il y a six ans, Thierry Groensteen publiait des entretiens avec Joann Sfar. Nous étions face à un auteur bavard, prolixe, face auquel il était difficile de vraiment trouver du neuf, et c’était le défi de cet entretien au long cours. Lewis Trondheim est un peu le revers de cette pièce : aussi prolifique que son camarade tout en restant – et il s’en explique – centré sur la bande dessinée. On les associe automatiquement comme incarnant cette vague de la « Nouvelle bande dessinée » – titre un peu ronflant d’un ouvrage d’entretiens entre Hugues Dayez et divers auteurs, Trondheim ayant justement refusé d’en être… tout en illustrant la couverture –, ils tous les deux des collections, collaborent avec de nombreux auteurs et parfois même entre eux (la tentaculaire série Donjon )…
Mais Lewis Trondheim est un auteur bien différent : déjà actif dans le fanzinat des années 1980, cofondateur de l’Association, expérimentateur qui participe à la création de l’OuBaPo (Ouvroir de bande dessinée potentielle) et publie de nombreux albums à contraintes, figure de l’alternatif qui a publié très tôt chez Dargaud et dans Spirou, c’est aussi un homme, certes à l’aise avec les médias, mais rétif aux longues révélations. Sa pratique de l’autobiographie est d’ailleurs très loin de détailler sa vie intime, et c’est un des nombreux sujets sur lequel il revient en profondeur dans le livre.
Alors qu’il a toujours refusé les grandes expositions rétrospectives, notamment lorsqu’il a reçu le Grand Prix de la ville d’Angoulême en 2006, il a fini par accepter cette année sous la pression de Thierry Groensteen, son ami de trente ans. Alors, quitte à faire des choses que l’on a toujours refusées, il a aussi accepté le principe d’un long recueil d’entretiens, qui fait office de catalogue, avec le même ami de trente ans.
Le résultat est un mélange de boutades revêche balayant certaines analyses d’une blague et d’échanges réellement passionnants sur différents axes de son travail. On parle notamment de son évolution graphique, de sa technique, de son goût du jeu, de sa manière d’accompagner des projets éditoriaux… Tant de thématiques évidentes mais donnant lieu à de vrais échanges qui intéresseront vraiment l’amateur. Même la pratique de l’autobiographie et de l’autofiction, sujet battu et rebattu, révèle de riches interactions – sans parler d’une révélation sur un certain blog de F…
Au-delà de ces thèmes attendus, il est plaisant de voir aborder réellement en profondeur certains sujets moins courants et pourtant essentiels, comme toute l’œuvre jeunesse (Monstrueux, Kapüt et Zosky, Allez raconte… sans parler de nombre de séries intermédiaires), l’importance d’engager sa notoriété pour la défense de la profession (notamment au sein du Snac BD) ou son rapport à la presse et aux revues. La cohérence du discours ressort assez nettement, nombre de sujets en influençant d’autres, ainsi qu’une certaine lucidité déjà sentie dans Désœuvré, refusant un certain nombre de postures imposées.
Enfin, un long chapitre revient sur quasiment toutes les collaborations de Trondheim avec d’autres dessinateurs (ou, plus rare, de scénaristes). Si ce passage est attendu, il est vraiment central et détaille comment les projets divers se sont mis en place, ce qui les sous-tend, les relations qui se tissent parfois d’album en album… Le travail en commun est de fait au cœur de tout le livre, qu’il s’agisse de dessinateurs de ses scénarios, d’auteurs dessinateurs avec qui monter une maison d’édition ou à accompagner comme directeur de collection, ou même avec sa famille qu’il a inclut de manière active dans Monstrueux ! L’intervieweur profite d’ailleurs d’être chez Trondheim pour recueillir les témoignages de l’entourage… et pas que puisque, et c’est assurément une richesse du livre, on retrouve tout au fil des chapitres de très nombreux témoignages en texte ou en BD : Harry Morgan, Jean-Pierre Dufour, Matthieu Bonhomme, Appollo, Brigitte Findakly, Nicolas Kéramidas, Joann Sfar, Obion, Mathieu Sapin, Stéphane Oiry, Jochen Gerner et Hubert Chevillard.
Sans surprise, mais c’est toujours bon à souligner, l’iconographie est riche et bien choisie, présentant de nombreuses images inédites et planches ou strips méconnues. À ce sujet, concluons cette très recommandable lecture par un petit instant nerd. Ainsi, une planche reproduite page 33 est légendée « L’auteur ne se souvient plus pour quelle utilisation il a dessiné cette page », et bien elle a au moins été publiée antérieurement en page 29 du livre Les Éditeurs de bande dessinée de Thierry Bellefroid (Niffle, 2005), section consacrée à… L’Association, qui édite justement ces entretiens.
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Entretiens avec Lewis Trondheim
Par Thierry Groensteen.
L’Association, 304 pages, 26 €.
Images Lewis Trondheim/L’Association – Photos © BoDoï
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