Sélection Comics – Excellence
Avec son jeune héros apprenti sorcier lançant des sorts dans les rues de New York comme on échange des coups de feu, Excellence pourrait passer pour un récit d’action oubliable. Mais si l’on se donne la peine de gratter un peu et d’entrer dans son jeu, cette série aussi énervée que son personnage principal a bien plus à dire sur l’Amérique d’aujourd’hui qu’il n’y paraît. Une bonne surprise.
On aurait tendance à imaginer qu’une bonne histoire doit pouvoir se suffire à elle-même. Mais il en est pour lesquelles une mise en contexte peut s’avérer bienvenue, voire indispensable pour en saisir toute la portée. Appréhendée vierge de toute introduction, Excellence, série de chez Image à la mise en scène efficace, dans l’air du temps avec son character-design sous influence Black Panther (le film Marvel dont on retrouve les coupes de cheveux et, plus étonnant, l’acteur Michael B. Jordan auquel le héros emprunte les traits), n’a rien de particulièrement mémorable. Tout du moins lui accordera-t-on d’offrir une perspective afro-américaine assez rare en fantasy urbaine avec ses héros sorciers réunis sous la bannière d’une mystérieuse organisation, l’Égide, elle-même bâtie autour de dix familles noires new-yorkaises très influentes. Khary Randolph et Brandon Thomas ont soigné leur univers au sein duquel on suit le jeune Spencer Dales, éclos à la magie très tardivement, au prix de tensions avec son père et avec toute forme d’autorité. Spencer a la rage et, peu à peu canalisée, celle-ci va l’amener à remettre en cause toutes les règles qui régissent leur organisation occulte.
La série peut se suivre comme un récit initiatique pourvu de ce qu’il faut d’ésotérisme et d’affrontements baguette en main pour assurer le spectacle, mais un truc cloche. On a l’impression de ne pas toujours mesurer ce qui se trame vraiment, comme si la gravitas entourant la trajectoire de Spencer ne se justifiait pas totalement. Énervé le petit gars, mais pourquoi ? Ou plutôt, pourquoi à ce point ? Soyons clairs, la narration chaotique fragmentée maladroitement sur plusieurs âges de la vie de Spencer n’aide pas. Mais Excellence recèle en fait une richesse thématique qui ne se révèle qu’en disposant de la grille de lecture adéquate et que la parution française aurait vraiment gagné à expliciter par un avant-propos ou des annexes, à la manière de ce qu’a fait Hi Comics avec Bitter Root.
Il n’a pas échappé à Delcourt que cette série s’inscrit dans un contexte socio-politique particulier puisque l’éditeur fait mention du mouvement Black Lives Matter et de l’affaire George Floyd en quatrième de couverture. Pas évident à la première lecture du tome 1. Rien que le titre, pourtant, est déjà un indice, chargé de sens pour un Afro-américain : la « black excellence », c’est le poids qui pèse sur les Noirs aux États-Unis pour réussir dans la vie, cette obligation de devoir faire davantage leurs preuves à compétences égales que leurs homologues blancs. Cette notion donne un autre écho, plus large, au ressentiment de Spencer, écrasé non plus seulement par les attentes de son propre paternel mais aussi par celles de toute une génération d’Afro-américains aujourd’hui parents. Et, au-delà, par celles de la société américaine en général, comme en témoigne cette Égide, dont on comprend à demi-mot qu’elle est entièrement au service d’un establishment blanc, faussement émancipateur et réellement ségrégationniste.
Les deux auteurs laissent à ceux qui veulent bien les voir tout un faisceau de symboles et métaphores qui éclairent différemment la trajectoire de Spencer et celle de son meilleur ami Aaron. La magie qu’on leur octroie tel un don sacré en menaçant sans cesse de la leur reprendre, n’est qu’une allégorie des droits civiques et libertés conquis de haute lutte par les Afro-américains. Un don accordé sous conditions, comme en attestent les immuables lois sacrées qui encadrent ici la pratique de la magie : les sorciers, noirs, doivent veiller sans se faire remarquer sur des « protégés » qui sont tous blancs et l’une des pires infractions qu’ils puissent commettre est d’oublier leur place en entamant une relation amoureuse avec ces derniers. Pour enfoncer le clou, celui qui règne tel un fantôme omnipotent sur l’Égide et tient en ordre de marche les dix lignées, le Superviseur, est une silhouette évanescente à la blancheur immaculée et au visage masqué d’un capuchon qui en évoque d’autres, terrifiants. Il faut voir Spencer réaliser avec effroi que ce qui guide son père, c’est avant tout et d’abord la peur. Là aussi on regrettera que la traduction française ne puisse rendre la richesse des dialogues de Brandon Thomas et, par exemple, la puissance dévastatrice d’un « Boy ! », condensé de siècles de suprémacisme, craché au visage du héros par le Superviseur. Même profondeur dans les dessins de Khary Randolph, notamment dans l’utilisation d’ombres en forme de barreaux de cellule pour faire planer sur Spencer la menace carcérale à laquelle n’hésite pas à recourir l’Égide pour museler les brebis galeuses.
Excellence est une oeuvre coup de poing qui se mérite et ne se révèle vraiment qu’à la deuxième lecture, pour peu que l’on accepte d’en décoder les indices mis à disposition par les deux auteurs. À ce moment-là, alors, elle n’usurpe pas, au premier degré, son titre.
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Excellence #1
Par Khary Randolph et Brandon Thomas.
Delcourt, 15,95 €, mai 2021.
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