Sélection Comics – The Department of Truth
De l’assassinat de JFK à l’invasion du Capitole en 2021, en passant par le Watergate et le 11-Septembre, les théories du complot n’ont jamais cessé d’empoisonner la vie politique américaine depuis des décennies. Poussant l’idée jusqu’à son comble, le scénariste James Tynion IV imagine la conspiration ultime, reliant habilement tous ces mythes autour d’une organisation gouvernementale secrète, le Department of Truth. Une réflexion vertigineuse sur la vérité et l’information, servie par une direction artistique hallucinante de maîtrise proposée par un illustrateur à surveiller de très près, Martin Simmonds. Attention, coup de coeur.
Des évidences comme The Department of Truth, on n’en a pas si souvent entre les mains. Son prologue est un modèle du genre. Trente pages de pure folie, à la montée en puissance savamment orchestrée. Tout commence comme un thriller parano seventies typique, avec interrogatoire dans un parking souterrain mené par deux men in black. Passé à la question, Cole Turner, modeste agent du FBI, est sommé de débriefer sa dernière enquête sur le terrain. À savoir l’infiltration d’une conférence de « platistes », les zinzins qui refusent de croire que la Terre est ronde. Une opération de routine, en apparence, qui dévisse totalement jusqu’à basculer dans le trip halluciné et hallucinatoire aux confins du monde et de la raison.
Et si c’était les platistes qui étaient dans le vrai. Non !? Si ! Pas vraiment ! Et pourtant… Vertige. Flottement. On se croirait dans Las Vegas Parano et la proposition graphique du dessinateur Martin Simmonds est pour beaucoup dans cette perte de repères : lavis aux couleurs agressives, contours aussi flous que les certitudes du narrateur, coups de pinceau apparents pour les ruptures de tons… C’est beau, timbré, caustique et totalement terrifiant.
Et la suite n’est pas mal non plus. Au très secret Département de la Vérité, qui emploie nos inquisiteurs en costard, on essaye de tuer dans l’oeuf les délires collectifs les plus saugrenus avant qu’ils ne s’enracinent dans l’inconscient collectif et finissent par devenir une vérité. Pas LA vérité, mais une croyance si partagée qu’elle finit par prendre forme dans la réalité. « Les reptiliens ? Bien sûr qu’ils existent. Et ils sont sacrément durs à tuer. » Concept scénaristique brillant dont James Tynion IV (Something is killing the children) se saisit à bras le corps, poussant tous les potards à 3000 pour mieux dénoncer la toxicité de ces hystéries de masse qui empoisonnent le débat et ne sont pas nées avec les réseaux sociaux.
Au contraire, c’est une cartographie détaillée et implacable du complotisme sur ces 50 dernières années qu’il offre, déployant pour notre plus grand plaisir une machination ultime outrepassant les plans des plus machiavéliques des adversaires de James Bond. S’y trouvent reliés, entre autres, assassinat de Kennedy, théoriciens de l’inside job sur le World Trade Center et partisans de Qanon, convaincus que Washington est aux mains d’un réseau de pédophiles. Tynion y adjoint même des peurs d’enfance irrationnelles qui lui sont chères avec une histoire de culte satanique et un croquemitaine particulièrement effrayant.
Ras la gueule de pistes narratives, de réponses partielles, de questions à peine effleurées, ce premier volume semble ouvrir la voie à une série qui pourrait tenir des années. On s’en réjouit, d’autant que la direction artistique est au diapason. Les promesses posées dans le prologue par Martin Simmonds sont honorées tout du long. Ce graphiste de formation, aussi à l’aise à la palette digitale que sur papier, fait une forte impression. Passé par des titres assez confidentiels (Death Sentence) et des covers remarquables sur New Mutants chez Marvel, il tient là de quoi se faire un vrai nom sur la scène comics. Ses références sont évidentes mais parfaitement digérées. Pour donner corps au cauchemar éveillé que vit Cole, Simmonds est allé fort justement puiser du côté d’un des maîtres de l’onirisme torturé, peut-être le meilleur à ce jeu, Dave McKean (Sandman). Mais c’est aussi à Bill Sienkewicz ou David Mack que l’on pense pour son talent rare à marier abstraction et rigueur narrative propre au feuilleton.
Formellement audacieux, parcouru de motifs picturaux récurrents jusqu’à l’obsession, traversé de jaillissements inattendus, The Department of Truth est une claque visuelle qui témoigne d’une telle maturité créative de la part d’un jeune artiste quasi-sorti de nulle part, qu’on pourrait presque croire à un alias endossé par l’un des trois grands maîtres précités. Bien sûr, on divague, on se monte la tête, on affabule. Mais c’est aussi ça l’effet Department of Truth : une fois la lecture terminée, on se prend à douter de tout. Excepté d’une chose : la certitude d’avoir parcouru un des albums de l’année.
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The Department of Truth #1.
Par James Tynion IV et Martin Simmonds.
Urban Comics, 152 p., 16 €, janvier 2022 (tome 2 en juin).
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