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« Soirée d’un faune » : la carte et le corps, par Ruppert et Mulot

1 novembre 2018 |

soiree_dun_faune_couvLe duo Florent Ruppert et Jérôme Mulot (La Grande Odalisque, La Technique du périnée, Famille royale, Irène et les clochards…) est à la BD ce que la roue est au vélocipède : indispensable ! Leur dernier ovni, Soirée d’un faune, « ballet dessiné » présenté sous la forme d’une carte type IGN à déplier, creuse et fait la synthèse de ce désir d’expériences graphiques propre au duo depuis ses débuts.

Au départ, Claude Debussy compose une œuvre symphonique en 110 mesures, elle-même inspirée du poème de Stéphane Mallarmé, L’Après-Midi d’un faune, composé de 110 alexandrins. En toute logique, Ruppert et Mulot ont donc dessiné 110 danseurs et danseuses. Et imaginé une suite, la soirée – ou plutôt une grosse fiesta du XXIe siècle en clé de sol — comme « un ballet dessiné contemporain en un acte ». Unité du temps mais pluralité des espaces, c’est ce que la carte a à nous offrir, laissant toute latitude au parcours de l’œil du lecteur dans l’image. Oui, faire une BD en une case est donc possible !

On n’a pas compté, mais on leur fait confiance. 110 danseurs et danseuses, lovés dans un théâtre suspendu, représentés dans toutes les postures ou situations imaginables. Ils dansent, s’élancent et virevoltent dans un tourbillon plein d’ivresse, avant de marquer une pause : les comédiens picolent, sniffent ou s’aiment dans une orgie débridée. Ailleurs, les musiciennes jouent de la contrebasse, indifférentes aux sveltes danseurs qui, armés de pistolets, visent une sportive innocente, visiblement passionnée de varappe. Un hélicoptère survole les ébats tandis que les pompiers zélés viennent au chevet de ceux qui n’ont pas pu résister à toutes les tentations. Oui, chez Ruppert et Mulot, on fait du vélo armé d’une machette ou muni d’un balais, avant de tirer à l’arc… À première vue, tout cela paraît idiot. Et ça l’est, un peu. Encore plus à la lecture des quelques dialogues caustiques ou à froid, en parfait décalage avec le décorum assez épuré mais étonnant (un mur d’escalade, des planches, un échafaudage, un hélico). Un art du grand écart qui est la signature du duo.

soiree_dun_faune_carte

Seulement voilà, Soirée d’un faune est aussi et surtout un brillant exercice de style, un numéro d’équilibristes montrant une rare maîtrise de l’espace de la page et des proportions, à l’image d’un tableau de maître respectant à la lettre le jeu des échelles. Qui en outre cartographie le ballet du quotidien en lui conférant un peu de fantaisie. Il peut être médiocre et absurde mais aussi fascinant ou simplement étonnant. À l’image de ce format difficile à appréhender – la bête dépliée mesure 132 x 100 cm ! – et de toutes ces scènes incongrues, magnifiées par la virtuosité du trait. Il faut juste apprécier cette géographie des corps en mouvement et leur parfaite inscription dans l’espace. Une des pistes pour savourer cet objet. Mais rares sont les auteurs à pouvoir dessiner la beauté des corps, leurs postures et leur fragilité. On pense à Bastien Vivès (Polina) ou Marion Fayolle (L’Homme en pièces, Les Amours suspendues). Comme eux, Ruppert et Mulot aiment les corps, les érotisent ou les font chanter avec un enthousiasme jubilatoire tandis que le trait lascif fait cohabiter l’élégance du geste – c’est un ballet, ne l’oublions pas – avec la trivialité des dialogues. Un cocktail hilarant, une débauche pleine de grâce.

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Encore une facétie des deux auteurs donc, pas la moins stimulante de leur œuvre, et même sans doute la plus drôle. Sorte de patchwork d’obsessions et de splendides chorégraphies dans un joyeux chaos alcoolisé. Le duo s’éclate et fait la fête avec ses personnages, pour un résultat faussement improvisé. Alors oui, Soirée d’un faune n’est peut-être qu’une prouesse formelle vaine et gratuite. Mais fascinante et brillante aussi. Que l’on admire ou pas au final, difficile de ne pas être intrigué par cet objet qui révèle une volonté toujours intacte de dépasser les codes pour exploiter à fond le medium. Ruppert et Mulot aiment les causes perdues, affublés d’une obstination qui confine au sacrifice. Plus qu’un album, une BD, une carte, un ballet ou un poème, Ruppert et Mulot créent un moment, presque magique. De ceux, en tout cas, qu’on n’oublie pas.

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Soirée d’un faune.
Par Florent Ruppert et Jérôme Mulot.
L’Association, 14 €, septembre 2018.

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