Takuto Kashiki : la nature en miniature
Takuto Kashiki est à l’origine du sympathique Minuscule, un manga haut comme trois tomes qui, débuté en 2013 au Japon, continue de faire les beaux jours du magazine Harta (Bride Stories). Chez nous, ce sont les éditions Komikku qui nous permettent de découvrir les aventures d’Hakumei et de Mikochi, deux êtres miniatures qui habitent dans un tronc d’arbre, se déplacent à dos d’animal et se faufilent sous la végétation. Rencontre avec un jeune mangaka, un brin intimidé mais la langue bien affilée.
Quel est votre parcours ?
Je ne sais pas à quand remonte mon premier contact avec un manga mais j’ai l’impression d’en avoir toujours lu, simplement car ma mère adore ça et en achetait beaucoup – j’ai donc dû lui en chiper un, quand j’étais tout petit, et commencer à le lire. Enfant, le titre qui m’a le plus marqué met en scène des étudiants vétérinaires : il est signé Noriko Sasaki et se nomme Doubutsu no Oisha-san [Le Médecin des animaux, couverture ci-contre]. J’ai toujours cru qu’il s’agissait d’un manga pour enfants mais ce n’était pas du tout le cas ! Il était prépublié dans un magazine pour public féminin [Hana to Yume, le magazine d’Otomen ou de Liselotte, ndlr]. À part ce titre, il y a évidemment Dragon Ball d’Akira Toriyama.
Plus tard, j’ai fait mes études dans une université spécialisée dans les mangas. C’est à cette époque que j’ai commencé à dessiner, dans des fanzines, ma représentation personnelle d’un jeu vidéo pour PC qui s’appelle Touhou Project. Après la fin de mes études, avec un autre auteur amateur, nous avons apporté notre œuvre commune dans une librairie spécialisée dans le fanzinat et c’est là que madame Morioka, mon éditrice ici présente, a repéré notre travail – je ne sais pas quelle est la proportion de gens qui sont repérés par le circuit classique, mais il est assez fréquent que des mangakas connus commencent d’abord par le fanzinat. Elle m’a fait débuter avec trois one shots, dont l’un racontait déjà l’histoire d’Hakumei et Mikochi. Comme le succès a répondu présent, nous avons décidé d’en faire une série.
Touhou Project appartient au genre danmaku, des jeux de tirs destinés à un véritable noyau dur : vous devez donc être un passionné de jeu vidéo ! Avez-vous joué à Pikmin de Nintendo où, à l’instar de Minuscule, de tout petits êtres évoluent dans un décor naturel ?
C’est un danmaku, en effet ! [sourire complice] Depuis tout petit, je suis fan de jeu vidéo. J’y jouais beaucoup, avant, mais depuis que je suis devenu mangaka je n’ai plus beaucoup de temps… ce qui m’a éloigné de ce milieu. Mais j’aime toujours les jeux vidéos. Et effectivement, j’ai joué à Pikmin ! Mais c’était après la naissance d’Hakumei et Mikochi.
Quelles différences avez-vous ressenties entre le fanzinat et le circuit officiel?
Au début, je ne ressentais pas de différence entre dessinateur amateur et professionnel. Mais petit à petit, en commençant à publier la série Minuscule j’ai senti une certaine responsabilité peser sur mes épaules. D’un point de vue professionnel, déjà, du fait de participer à des réunions avec ma responsable éditoriale – ce n’est pas seulement un travail solitaire, c’est un travail d’équipe, à deux ou plus. D’autre part, quand vous dessinez dans des fanzines vous ne recevez jamais d’échos négatifs, on ne vous écrit que pour dire “je vous aime”. A partir du moment où vous dessinez dans des magazines de prépublication professionnels, vous recevez aussi des échos négatifs ! Il faut donc les prendre en compte.
Le public du fanzinat vous a-t-il suivi, quand vous êtes passé à l’édition professionnelle ?
Le lectorat du fanzinat, c’est quand même un public limité. Mais cela me fait plaisir de constater que le public qui m’avait soutenu à l’époque continue effectivement de me suivre maintenant. En revanche, aujourd’hui, mon public ne se limite plus à ce noyau dur. C’est un public beaucoup plus large, qui va de l’écolier au sexagénaire, bien que les gens d’environ 25 ans soient fortement représentés. On peut également dire que ceux-là ne sont pas des néophytes : ce sont des gens qui lisent déjà beaucoup de mangas.
L’éditrice précise que le magazine Harta, dans lequel est publié Minuscule, cible prioritairement les hommes d’une vingtaine ou trentaine d’années. Les volumes reliés touchent un public différent, comme les écoliers ou les personnes d’âge mûr dont parle Takuto Kashiki. L’auteur précise : “On trouve toujours un petit formulaire d’enquête encarté à l’intérieur des volumes, dans lequel les lecteurs sont invités à expliquer comment ils ont découvert ce manga. Ce public répond toujours qu’il l’a trouvé un peu par hasard, à la librairie, en étant notamment interpellé par la couverture”.
Quelles sont vos influences ?
D’un point de vue graphique, je pense avoir été influencé par Akihiro Yamada [Lodoss : La dame de Falis]. Et évidemment aussi par Akira Toriyama. En ce qui concerne l’essence même du manga, tout part de ce titre dont je vous ai parlé tout à l’heure, Doubutsu no Oisha-san de Noriko Sasaki. Quant à mes influences pour l’univers de Minuscule, lorsque j’étais petit, j’adorais lire des livres illustrés racontant les aventures de petites souris ou de petits personnages. Ma responsable éditoriale a pris l’initiative de vous en apporter quelques uns. Il y a Foxwood Tales, par exemple, un livre anglais qui a été traduit en japonais, ou encore les œuvres de Kazuo Iwamura, un auteur qui est visiblement très connu dans le domaine des livres pour enfant puisque la plupart de ses titres ont été traduits en français.
Pourquoi les personnages de Minuscule sont-ils (presque) tous féminins ?
Vous dites cela car vous n’avez eu l’occasion de lire que le premier tome, qui contient essentiellement des femmes, mais vous verrez qu’à partir du second il y aura davantage de personnages masculins. En tout cas, la première raison est que je voulais absolument dessiner des personnages féminins. La seconde est que je voulais raconter l’histoire de deux personnages qui vivent ensemble. Là, je me suis dit qu’en choisissant un homme et une femme, ça se terminerait en romance. Moi, je ne voulais pas particulièrement dessiner une histoire d’amour. Et comme deux hommes, c’est moins rigolo ou peut-être moins joli à voir, je ne sais pas, hé bien j’ai choisi deux femmes !
Vos personnages sont dessinés dans un style dit “Super Deformed” (SD). Généralement, on l’utilise pour les scènes humoristiques de mangas au graphisme plus traditionnel. Pourquoi avoir adopté ce style sur toute une série ?
En fait, je sais tout aussi bien dessiner en SD que d’une façon plus réaliste. Mais dans ce manga, je voulais dessiner la nature de façon précise et très détaillée. Si mes personnages étaient également réalistes, ils se fondraient dans le décor et la lisibilité en pâtirait. Alors, j’ai choisi des personnages en SD et des décors réalistes.
N’avez-vous pas peur qu’on prenne les personnages pour des enfants ? Ils apparaissent parfois dévêtus mais vous prenez soin de cacher leurs corps – la mousse dans le bain, par exemple. Est-ce par peur qu’on croie que ce sont des enfants nus et que la censure frappe ?
En fait, je n’ai pas tellement réfléchi à cette question. Mais ce qui m’a fait plaisir, parmi les gens qui ont lu Minuscule, c’est que beaucoup m’ont dit : “Ce qui est bien, dans ce manga, c’est le contraste entre les personnages tout mignons et le fait qu’ils se comportent comme des adultes, c’est-à-dire qu’ils boivent de l’alcool, qu’ils triment pour ramener des sous à la maison, etc.”. Si je masque leurs corps, c’est par simple pudeur. Les personnages sont dessinés en SD, c’est vrai, mais Hakumei et Mikochi sont quand même des bonnes femmes !
Dans le chapitre qui se déroule au marché du port, la structure des lieux rappelle l’organisation verticale des immeubles tokyoïtes, où chaque étage est un petit bloc à la fonction différente. N’est-il pas ironique de trouver ce genre de compression de l’espace chez des êtres minuscules, supposés avoir toute la place qu’ils veulent ?
Je pense qu’à partir du moment où une activité commerciale se développe et attire du monde, la population croît tout naturellement et cela crée une surpopulation, même chez les petits êtres ! D’autre part, je voulais tout simplement dessiner ce genre de paysage : je me suis pour cela inspiré de la citadelle de Kowloon, à Hong Kong, ainsi que du vieux bazar de Grenade et du marché aux poissons de Tsukiji, à Tokyo. Ce que je voulais, vraiment, c’est décrire cette atmosphère où se concentrent un très grand nombre de personnes ainsi qu’une forte activité. Voilà ce que je voulais faire ressortir et c’est pour cette raison que j’ai empilé tous ces cubes dans le décor du marché.
Les personnages de Minuscule vivent-ils dans le même monde que nous, où nous serions pour eux des géants ?
Même si toutes les lois de la nature qui valent dans le monde des humains valent aussi dans ce manga, le monde de Minuscule et le nôtre sont deux mondes différents. On ne rencontrera jamais d’êtres humains tels que nous, dans le monde d’Hakumei et Mikochi, mais je ne les considère pas comme une autre espèce. Ces personnages sont eux aussi des êtres humains, sauf qu’ils sont plus petits que nous.
Que prévoyez-vous pour la suite de votre carrière ? Avez-vous des envies particulières ?
Pour l’instant je me concentre exclusivement sur Minuscule, j’ai vraiment la tête dans le guidon et je ne pense qu’à ça. Mais bien entendu, un de ces jours je voudrais prendre du recul pour penser à mes futurs projets. Il n’y a absolument rien de concret, pour l’instant, mais je me prends à fantasmer sur des mangas qui n’ont rien à voir avec Minuscule. Je m’imagine en train de dessiner une histoire hard-boiled, ou même quelque chose de sexy… voire un manga où il n’y aurait que des hommes ! Quelque chose de différent. Si c’est pour rester dans le même genre, je mettrai tout dans Minuscule.
Quels sont vos derniers coups de cœur en manga ?
En fait, je n’ai pas de genre de prédilection, je lis vraiment ce qui me plait, ce qui m’intéresse et m’interpelle, c’est-à-dire un peu de tout. Je peux citer Kodomo wa Wakatte Agenai [littéralement Les Enfants ne comprennent rien] de Tajima Rettou, par exemple. C’est un manga plutôt récent, qui a été primé au Japon.
Propos recueillis par Frederico Anzalone. Interprète : Ryoko Akiyama.
Merci à Rémi Inghilterra, à Natsuyo Morioka et à la Librairie Filigranes (Bruxelles) pour leur accueil.
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Minuscule.
Par Takuto Kashiki.
Komikku, 8.50€, tome 2 à paraitre le 14 mai 2015 (trois tomes au Japon, série en cours).
Illustrations © 2013 Takuto Kashiki / PUBLISHED BY KADOKAWA CORPORATION ENTERBRAIN
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