Un ennemi du peuple
Les habitants de l’île sont réunis pour accueillir le gigantesque paquebot et les touristes qui viennent découvrir leur nouvelle station thermale, La Baleine heureuse. Une manne financière pour le maire du village, à l’origine du projet, et ses partenaires industriels.
Seul le Dr Stockmann fronce les sourcils devant ce décor paradisiaque : il attend une importante lettre qui viendra, craint-il, confirmer ses soupçons sur un possible scandale sanitaire. Lorsqu’il s’en ouvre au maire, qui n’est autre que son frère, ce dernier l’éconduit, trop occupé à élaborer de plus vastes projets immobiliers.
Persuadé d’œuvrer pour le bien commun, le médecin se tourne alors vers La Voix du peuple, le journal local qui périclite, mais que l’occasion de dénoncer des magouilles politiques ressuscite. Mais en s’opposant au maire, populaire auprès de la majorité de ses administrés, le Dr Stockmann choisit la voie radicale, et il se retrouve finalement seul contre tous…
En adaptant cette pièce de théâtre écrite en 1882 par le dramaturge norvégien Ibsen, l’auteur espagnol Javi Rey l’a aussi dépoussiérée. Il a choisi un décor intemporel, des vêtements qui pourraient être ceux d’Américains du milieu du XXe siècle.
Son dessein : remettre au goût du jour la réflexion d’Ibsen sur la démocratie, et les dérives auxquelles elle conduit lorsque le pouvoir politique pourrit le système avec la corruption et la manipulation du peuple par les médias. Mais alors que l’auteur du XIXe poussait sa critique à l’extrême, au point d’être accusé par certains d’être anti-démocratique et de laisser la porte ouverte aux totalitarismes, Javi Rey opte pour une fin moins pessimiste, laissant le soin aux jeunes générations de proposer des solutions. Une nécessité encore aujourd’hui, face à la montée des populismes.
Le dessinateur espagnol donne davantage de poids aux rôles féminins, en particulier à la fille du Dr Stockmann, institutrice de l’école du village auprès du directeur aux idées conservatrices. Au contraire, Petra Stockmann s’efforce d’inculquer les bases de l’esprit critique à ses élèves et de les amener à réfléchir par eux-mêmes, à ne pas faire partie du troupeau de moutons, symbole de l’opinion publique utilisé dans les planches.
Pour cet album, Javi Rey abandonne le dessin réaliste d’Un maillot pour l’Algérie ou de Violette Morris et opte pour la ligne claire et des codes graphiques épurés. La lumière des jours heureux des débuts s’atténue au fil des chapitres pour prendre un teinte grisée, quand la démocratie est en danger face aux intérêts économiques. Quant aux cauchemars récurrents du docteur idéaliste, ils sont colorisés avec un contraste fort de rouges et de bleus, provocant un choc visuel délibéré.
Une adaptation qui résonne avec l’actualité, et d’autant plus réussie qu’elle conserve l’esprit de l’œuvre originale tout en imprimant la patte de son auteur, lequel glisse de nombreuses références contemporaines dans ses cases. Libre à chacun de poursuivre sa réflexion en suivant ce jeu de piste bibliographique !
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