Dupuis rachète Vega et prend le manga à bras-le-corps
Il y a deux ans, Stéphane Ferrand lançait Vega avec le groupe Steinkis. En ce mois de novembre 2020, Dupuis a annoncé avoir fait l’acquisition de ce nouvel éditeur et que son directeur éditorial rejoignait dans le même temps les rangs de la maison d’édition. Ses missions ? Lancer le manga grâce au nouveau label Vega-Dupuis dès mars 2021, mais aussi soutenir la création et la stratégie numérique de l’éditeur belge. Interview avec Stéphane Ferrand et Stéphane Beaujean, directeur éditorial général des éditions Dupuis, pour découvrir ce qui se trame derrière ce rachat.
On s’était rencontré il y a deux ans lors du lancement de Vega avec Steinkis. Pour quelle raison l’aventure n’a pas continué avec eux ?
Stéphane Ferrand : Il y a eu différents aléas qui tiennent au fait que le manga est une nature de publishing très particulière. Ce n’est pas comme du livre ni comme de la BD. C’est une logique de série, et ça présuppose donc des stratégies à moyen et long terme beaucoup plus qu’à court terme. La méthodologie nécessaire était un peu trop éloignée de celle de Steinkis, car trop adaptée à la BD, leur travail habituel. Dans les faits, il s’est avéré difficile de la faire muter pour qu’elle s’adapte au mieux au manga.
Et le confinement n’a pas dû arranger les choses…
S.F. : Le confinement nous a complètement cassé dans notre élan. On doit considérer qu’il faut à peu près 3 ans pour poser une collection auprès d’un public. On était quasiment à 2 ans, donc près à nous envoler, et pile à ce moment-là, on nous explique que la diffusion ferme, la librairie aussi… ça a eu des conséquences sur Vega, mais aussi sur le groupe Steinkis qui se reconstruisait sur une nouvelle stratégie à ce moment-là.
C’est-à-dire ? Une stratégie plus adaptée à la publication de manga ?
S.F. : Oui. Vous l’avez certainement vu, les titres Vega ont ralenti en production déjà 6 mois avant le confinement. On voulait tout repenser et remettre à plat pour essayer d’adapter au mieux les process internes. Et, au moment où on repartait sur un schéma repensé, on s’est fait casser sur des mois importants à cause du confinement. C’était d’autant plus dramatique qu’on savait qu’on ne bénéficierait pas d’un Japan Expo derrière et toutes les autres stratégies de visibilité et de développement qu’on avait prévues auprès du public…
Oui, mais finalement, on est en novembre et Vega est déjà racheté par Dupuis… Ça s’est finalement fait très vite.
S.F. : Steinkis aurait bien voulu continuer Vega et le manga, mais ils avaient tout autant conscience que moi que c’était compliqué. Il se trouvait qu’à ce moment-là Dupuis cherchait à se développer sur le manga. La question de la suite s’est donc posée entre Moïse Kissous et moi, pour savoir si on continuait dans une certaine difficulté ou si on partait sur une autre logique, en laissant Vega vivre chez Dupuis. Le confinement a forcément renforcé nos interrogations et c’est finalement ce qui a convenu à toutes les parties en place. C’est un concours de circonstances qui est arrivé au moment où c’était le mauvais moment.
Stéphane Beaujean : C’est un peu le fruit d’un hasard et d’un alignement des planètes.
Stéphane Beaujean, quel a été l’objectif qu’on vous a donné à votre arrivée chez Dupuis en mai 2020 ?
S.B. : Il y en avait plusieurs, mais l’idée principale était de donner un nouveau cap à Dupuis pour le XXIe siècle. La recherche de qualité et d’exigence, sans tomber dans l’élitisme. Il était question de développer les activités, d’aller vers l’élargissement, et le manga m’a paru comme une évidence. Dupuis réfléchissait depuis longtemps à s’ouvrir, notamment au manga, sans savoir quoi faire ni comment le faire. Il se trouve que j’ai la particularité de bien connaître le manga et que l’opportunité du rachat de Vega se présentait. Ça explique pourquoi tout cela s’est fait au même moment.
Et pourquoi ne pas avoir construit directement une collection à l’image de ce que vous vouliez exactement pour Dupuis ?
S.B. : Parce que ce qu’avait fait Vega nous convenait parfaitement, même si reprendre Vega ne présente pas que des avantages. Relancer une maison, c’est plus dur que d’en lancer une, ça demande des ressources en termes de marketing, de distribution, de rapport au libraire. C’est une reconquête de confiance.
S.F. : D’ailleurs ça a été un travail très long, car il y a toute une partie invisible totalement professionnelle, entre les discussions avec Steinkis, le rachat à proprement parler, expliquer tous les changements aux éditeurs japonais et obtenir leur accord, réécrire la totalité des contrats des titres déjà publiés… Mais ce parcours du combattant est terminé, je vais pouvoir travailler concrètement maintenant.
Forcément, en dehors d’une sortie en août, un an se sera écoulé avant votre retour en librairie… Qu’est-ce qui vous a donc donné envie de vous appuyer sur Vega ?
S.B. : Déjà, le travail de reconquête du lectorat n’est pas fondamentalement beaucoup plus lourd qu’arriver à gagner la confiance en créant une collection. Et l’avantage de Vega, c’est qu’il avait un catalogue que j’estimais de qualité tout en étant sous-exploité. Je trouvais que ce beau catalogue méritait de vivre et ça aurait été une grosse perte de voir ce catalogue disparaître.
En quoi Vega s’est avéré être un bon éditeur de manga pour Dupuis ?
S.B. : Je préfère dire publisher de manga, car il n’y a pas d’éditeur de manga à proprement parler. Être éditeur, c’est un autre métier. On reconnaît un bon publisher de manga, car il est animé par l’envie de faire partager ses lectures, contrairement à un éditeur qui veut créer quelque chose. C’est un énorme lecteur qui aime tellement ce qu’il lit qu’il veut le faire partager à l’autre, faire connaître ce qui le fait vibrer. Et moi, en tant que lecteur, ce que faisait Stéphane Ferrand sur Vega, ça me faisait vibrer. Après, je connais et travaille avec Stéphane Ferrand depuis des années. Il me semble être l’un des meilleurs professionnels sur ce segment. Donc plus que racheter un fonds, j’ai trouvé un partenaire à proprement parler. Et pas n’importe lequel. Enfin, sur les plans des relations avec le Japon, Vega me permettait de profiter des relations que Stéphane a déjà tissées avec eux depuis des années. Bref, un catalogue que je portais affectivement, un collaborateur extrêmement compétent et des canaux qui avaient été ouverts pour moi. La plus-value l’emportait largement.
S.F. : Stéphane Beaujean avait lu tout Vega, il connaissait les titres. Il savait que c’était soluble dans du Dupuis, qu’il y avait une cohérence éditoriale. Ça, ça a été ma chance, car il a été le porteur de projet au sein de Dupuis pour faire en sorte que ce rachat se fasse.
Et finalement ce rachat s’est fait quand ? Car entre-temps vous avez été annoncé comme codirecteur artistique du festival d’Angoulême en charge du manga et de l’Asie le 17 juin 2020, il y a 5 mois seulement…
S.F. : C’est une question de timing d’annonces, car en réalité suite au succès des activités de l’espace manga d’Angoulême que j’organisais, j’ai été mis sur la mission dès le départ de Stéphane Beaujean [qui lui aussi était effectif avant l’annonce – ndlr.]. Le rachat de Vega par Dupuis est arrivé aux alentours de mai, après les réflexions qu’on a menées au début du confinement. La différence cette fois-ci, c’est qu’avec le rachat de Vega, j’intègre les éditions Dupuis en tant qu’employé. J’étais jusque-là indépendant de Steinkis et du festival, car je n’étais pas salarié, mais prestataire via ma société Nexusbook. Étant donné mes nouvelles missions chez Dupuis, je ne pouvais pas rester engagé vis-à-vis du festival d’Angoulême. J’ai donc fait en sorte que Dupuis accepte que je puisse continuer à travailler sur les dossiers en cours pour permettre qu’il y ait des choses qui existent autour du FIBD 2021.
Mais finalement le festival est chamboulé, comme tous les événements rassemblant du public…
S.F. : Oui, et il y a quelques mois les éditeurs japonais nous ont dit qu’il n’y aurait rien en 2021, car ils ne prendraient pas le risque de déplacer des auteurs et des planches dans la situation actuelle. Mais tout le travail n’est pas perdu, car les expositions sont reportées à 2022. Parallèlement à ça, j’ai tenu à mettre en place la personne la plus à même de prendre la suite pour le manga au FIBD tout en me désengageant progressivement [cette transition est en cours – ndlr].
Lors de notre dernière rencontre, vous évoquiez le fait que Nexusbook avait aussi pour but de potentiellement travailler sur d’autres labels avec d’autres éditeurs. Ce n’est donc plus d’actualité ?
S.F. : Non, Nexusbook est maintenant en voie de disparition, je n’aurai de toute manière pas le temps de faire autre chose à côté. Maintenant que je suis chez Dupuis, si j’ai envie de développer quelque chose, je le développerai dans le cadre de Dupuis ou même de Media Participations.
Et quel bilan tirez-vous des deux premières années de Vega ?
S.F. : Positif. Enfin, pas fondamentalement d’un point de vue commercial, communication et marketing, notamment à cause des difficultés qu’on a pu avoir pour embrayer Vega dans la logique de marché du manga avec Steinkis. On n’avait pas de site internet, pas de catalogue, pas de présence en salon… et ça, c’est quelque chose qui se règle très facilement dans un groupe comme Media Participations. Vega est actuellement une maison qui n’a jamais fait d’événementiel ! On n’a jamais eu de stand, d’auteurs invités. Tous ces éléments sont déjà en train d’être structurés chez Dupuis. Vega aura son propre site internet, sa propre stratégie marketing, des présences en salon, des mangakas viendront en France…
Et du point de vue éditorial ?
S.F. : D’un point de vue éditorial pur, je tire un bilan très positif de Vega, puisque j’ai réussi à construire un catalogue comme je le voulais, c’est-à-dire qui se posait en premier lieu sur le seinen, avec des titres de qualité, des auteurs avec de la personnalité, tant graphique que textuelle, des séries engageantes chacune dans leur domaine. J’ai fait tout ce que j’ai voulu faire, avec une grande exigence éditoriale, au niveau des traductions, de la qualité de la fabrication.
Et l’accueil semble avoir été particulièrement positif également.
S.F. : Ceux qui ont lu les titres Vega les ont appréciés, nous avons une bonne réputation. J’ai eu beaucoup d’articles, de retours enthousiasmants, mis à part sur Bandit 7… Mais là on est sur un cas particulier qui peut arriver à tout monde… Tu achètes un titre, puis peu de temps après tu apprends que l’auteur a été débauché par un autre éditeur japonais et qu’il se lance sur une autre série tout en délaissant celle-ci qui devient totalement bancale… C’est mon seul vrai regret.
Et à part pour Bandit 7 et Kakushigoto que l’on sait en difficultés, le succès a été au rendez-vous ?
S.F. : La vraie problématique était d’étendre le lectorat, de nous faire connaître. Mais sur des titres comme Le Bateau de Thésée, Deep Sea Aquarium Magmell et Peleliu – Guernica of Paradise, on est au-delà des 5 000 exemplaires vendus du premier tome… C’est plutôt bien pour un début, même si c’est faussé par rapport aux autres sorties, car ce sont nos premiers titres et donc ceux qui ont eu la plus grande visibilité.
Qu’est-ce que ce rachat par Dupuis va changer pour Vega ? La ligne éditoriale restera la même ? Le seinen restera au cœur de votre politique ?
S.F. : Les changements vont être divers et nombreux. Déjà, les choses qui ne changeront pas : je garde mes interlocuteurs externes en traduction et adaptation, je garde mon exigence de qualité de fabrication et ma politique de prix. Enfin, on va reprendre tous les titres et poursuivre ceux en cours jusqu’à leur terme. En termes de politique éditoriale, je reste le directeur éditorial et il n’y aura pas de changement fondamental. Il y aura surtout une extension et une démultiplication. Il faut garder en tête que Dupuis a un catalogue étendu, du lectorat jeunesse, socle de l’éditeur, jusqu’à des lecteurs adultes assez pointus comme le montre la collection Aire Libre. À partir de là, Vega va continuer le seinen de manière très intense, car c’est sa colonne vertébrale. Par contre ce qu’il manquait à Vega dans le cadre de Dupuis, on va le rajouter.
Les titres jeunesse ?
S.F. : C’est ce que j’avais commencé à initier avec des titres comme Birdmen pour le shônen ou comme Chiisako Garden pour le shôjo. Ces deux aspects vont pouvoir être plus fortement développés chez Dupuis, toujours avec la même exigence que nous avions sur nos titres seinen.
S.B. : Sur Vega-Dupuis, le but est de faire une vraie collection manga mainstream de qualité qui s’adresse autant aux jeunes lecteurs, filles et garçons, qu’aux adultes. Vega n’a pas vocation à se démarquer de la concurrence, si ce n’est qu’il y aura très rapidement de la création.
S.F. : Au final, on va avoir un catalogue qui ressemblera par exemple beaucoup plus à celui que je dirigeais chez Glénat, plutôt que de rester sur un schéma hyper spécialisé comme on l’avait décidé avec Steinkis.
Ce ne sera finalement pas du tout les mêmes moyens déployés qu’auparavant…
S.F. : C’est ça… Je ne jette pas du tout une pierre dans le jardin de Steinkis, mais ce n’était tout simplement pas la même vision qu’on avait au lancement. Dupuis permet tellement de possibilités qu’il n’y a jamais eu autant d’opportunités de développement qu’avec eux. Hier j’avais un discours et une approche avec Steinkis qui voyait à 3 ans environ. Ici, avec Dupuis, on est sur un lancement d’une autre temporalité et on parle de vision à 8, 10 ans. Donc forcément on est sur un projet d’une autre envergure.
L’ambition est donc d’aller concurrencer directement les grands éditeurs en place en jouant sur tous les genres et tous les publics.
S.F. : On va se déployer beaucoup plus largement. Par exemple, on fera des offres sur des titres shônen du Shônen Jump, et ce n’était pas du tout le cas auparavant. Après, il y aura ce versant création que les autres éditeurs n’ont pas forcément. Je comptais le faire avant, mais ça ne correspondait pas aux volontés de Steinkis. Comme je l’avais déjà fait chez Glénat, j’entends faire appel à des auteurs français ou occidentaux qui travaillent dans le style manga pour développer des titres parfaitement adaptés aux habitudes de lecture des lecteurs de mangas.
Et à des auteurs japonais également ?
S.F. : Tout à fait ! Comme je l’avais fait avec Cagaster, par exemple, qui avait tellement bien marché qu’il avait été vendu à un éditeur japonais, qui avait ensuite vendu des droits pour une adaptation animée, qui est finalement passée sur Netflix ! C’est un schéma vertueux que j’aimerais beaucoup reconstruire chez Dupuis parce que chez Media Participations on peut gérer des dessins animés, des jeux vidéo. Le journal Spirou est aussi une possibilité éventuelle pour envisager une prépublication de titres achetés à des Japonais. Dupuis peut être un interlocuteur grand champ, sur ses créations ou ses achats de droits. On peut proposer de la prépublication, des ouvrages papier, du dessin animé, du jeu vidéo… C’est un développement très novateur.
Spirou pourrait potentiellement devenir en partie un magazine de prépublication de mangas ?
S.B. : Logiquement, c’est une évolution du journal qui devrait se manifester l’année prochaine, avec un projet un peu atypique.
Est-ce quelque chose qui deviendrait habituel ?
S.B. : Non, marginal. Spirou doit rester Spirou. Je ne mettrais pas n’importe quoi dedans, je vais essayer de mettre du manga édité au Japon avec des héros japonais, mais peut-être dessinés par des auteurs européens du journal Spirou, par exemple. Le but n’est pas de bousculer les lecteurs de Spirou, mais les accompagner dans une transition douce.
Et concrètement, comment allez-vous gérer ce relancement de Vega vis-à-vis des libraires et du lectorat ?
S.F. : Déjà, comme on récupère tout le fond. On doit tout réimprimer totalement et le remettre dans les circuits de distribution, car contractuellement on est obligé de refaire toutes les pages de copyright. On garde le logo Vega et on inscrit en tout petit Dupuis dessous. J’ai voulu que ce soit très léger. Il va y avoir des opérations à partir du mois de mars en parallèle de l’arrivée de nouveaux volumes. En librairie, on fera des opérations proposant les premiers volumes à petit prix pour marquer le coup, donner envie et recruter un nouveau lectorat.
Vous annoncez 45 volumes en 2021 et 70 en 2022. Quel est votre objectif à moyen terme ?
S.F. : L’idée est de monter en puissance progressivement. J’ai prévu de continuer nos premiers titres et de lancer environ 4 nouvelles séries en 2021. Ensuite, ce sera plus ambitieux, car nos premiers titres se seront terminés entre temps et qu’on vise environ 70 à 80 titres pour 2022, pour ensuite atteindre plus de 100 volumes par an d’ici 3 à 4 ans. Le champ d’achat de droit est donc particulièrement large !
Dans le marché actuel, vous n’avez pas de crainte de la concurrence ou la peur de cannibaliser Kana, également éditeur de manga chez Media Participations ?
S.F. : Je connais assez le Japon et le manga pour savoir qu’il y a beaucoup de possibilités de développement en France. Beaucoup de mangas passent sous les radars des éditeurs chaque année. Je pense que j’ai réussi à montrer quand j’étais chez Glénat que j’avais une capacité à développer des titres qui étaient justement passés sous les radars. Que ce soit en shôjo avec Kilari, en seinen avec Les Gouttes de Dieu, en kodomo avec Chi – Une vie de chat. C’était des titres sur lesquels il n’y avait pas une concurrence forte. Voire j’étais tout seul ! C’était le cas des Gouttes de Dieu par exemple. Il y en a des choses à dénicher, tout en s’intéressant évidemment au TOP Oricon [classement des meilleurs ventes hebdomaires au Japon – ndlr.], comme tous les éditeurs, il faut être cohérent ! Et puis de toute façon chaque maison a ses spécificités propres. Je ne trouve pas que la saturation soit plus effective en manga qu’en BD, par exemple. J’essaie toujours de me placer du côté des lecteurs. Le public est content d’avoir des choix, de la diversité, et c’est lui qui met de l’ordre dans les choses. Quelque part, c’est le public qui nous challenge à proposer quelque chose qui lui convient. Et puis, la force de notre stratégie est aussi d’offrir une vision qui dépasse le cadre de Vega-Dupuis.
Effectivement, vous l’avez annoncé, le manga sera présent dans Vega-Dupuis, mais pourra aussi se trouver sous différentes formes dans tout le catalogue des éditions Dupuis. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus ?
S.B. : L’idée est de trouver des projets qui font sens avec des castings internationaux. Je commence déjà à monter des projets, les discussions avancent sans encombre. Je crois qu’on est arrivé à un moment de l’évolution de la bande dessinée, où tout le monde sent l’envie de faire bouger les lignes, parce qu’on sent bien qu’on est dans une croissance, mais qu’elle est fragile, qu’elle est portée par une sorte de bulldozer industriel qui peut s’effondrer à tout moment, qu’on a besoin d’innover. C’est pourquoi l’idée est d’avoir une politique beaucoup plus globale au niveau de Dupuis. Ce qui signifie que des mangas pourraient paraître chez Aire Libre, en webtoon ou dans toute autre collection. Cependant, ces créations d’auteurs japonais ou d’influence manga, on ne va pas en faire beaucoup. Parce qu’il faut les accompagner d’une manière particulière. Quand tu es éditeur, tu n’es pas publisher. Sur ces titres, on aura un vrai rôle d’éditeur. Un éditeur, c’est quelqu’un qui accouche. Et accoucher c’est long, c’est douloureux. Ce qui m’intéresse surtout dans ce projet, en dehors de Vega-Dupuis, c’est de voir s’il y a une forme d’édition internationale sur le plan artistique et industriel qui est envisageable.
Et vous pensez que c’est le format et le cloisonnement trop important du manga par rapport au reste de la bande dessinée franco-belge ou américaine qui n’a pas favorisé l’appétence d’un lectorat plus large et diversifié vers le manga? Une sorte d’attrait universel et sans jugement comme ça peut être par exemple le cas pour ce qu’on appelle « roman graphique »?
S.B. : C’est l’un des problèmes, et ce n’est pas seulement lié au monde du manga, mais au monde plus global de la bande dessinée. Le comics n’est pas exempt de ça, le roman graphique ne l’est pas non plus. Cette manière de compartimenter dans des cases est très spécifique à la BD. On a surcloisonné, pour des intérêts de divergences, pour faire accéder cette lecture à un autre lectorat. Le roman graphique a par exemple permis à tout un tas de BD d’arriver dans des librairies littéraires, où l’on ne voulait pas d’elles auparavant. En fait c’est un argument marketing pour séduire les récalcitrants, mais ça reste de la BD.
Comme le manga…
S.B. : Le manga, c’est un peu pareil, avec un aspect culturel plus fort, mais ça reste de la BD ! Dans quel autre secteur culturel on importe un produit culturel en le nommant avec son appellation locale ? Par exemple, je vais voir un film américain et je lis un roman japonais… mais je ne lis pas de shishōsetsu [type de roman japonais – ndlr].
L’idée est donc de ne pas imposer le format manga et de laisser l’auteur et l’histoire décider ce qui est le plus adapté ?
S.B. : Sur Vega-Dupuis, on restera dans les clous des usages avec des formats classiques, car c’est ainsi que le marché s’est construit et le lectorat manga s’y est attaché. Par contre, sur tous les autres titres qu’on publiera dans d’autres collections, on ne sera que très rarement sur ce format. On ne fera très certainement pas ce qu’on appelle du « manga ». On travaillera avec des auteurs japonais et ce qui sera créé ne s’appellera pas « manga », n’en aura pas forcément les codes… Ce sera de la bande dessinée, tout simplement.
Quelle sera concrètement la différence entre ces mangas et ceux du label Vega-Dupuis ?
S.F. : On en sera les éditeurs propres et on travaillera ces projets autrement. Quand Stéphane Beaujean a évoqué ce développement du manga au sens large dans le catalogue, il a immédiatement pensé à Aire Libre car il y a une grande capacité de travail autour du manga d’auteur au Japon, alors qu’elle est finalement très peu représentée en France, si ce n’est chez quelques éditeurs comme par exemple Le Lézard noir ou Cornélius. Il y a donc la possibilité de travailler cette branche-là, ce qu’on ne fera pas dans le label Vega-Dupuis.
Et cette extension à la totalité du catalogue pourrait se faire en achat de droits et en création ?
S.F. : L’idée sera surtout de partir sur des créations, même si évidemment on ne s’interdira pas de l’achat de droit si un titre a du sens avec une des collections de Dupuis. Stéphane Beaujean a une expression que je trouve très claire, ce seront surtout des œuvres qui font un pas de côté, qui se présentent de manière différente.
S.B. : Ce n’est pas la majorité des auteurs japonais, mais il y en a certains qu’on repère et qu’on va voir en leur disant : « Je vois dans ton langage, certains traits, certains motifs, usages, codes… et si tu tirais dessus, tu pourrait t’éloigner des codes du manga pour tenter d’autres choses. Est-ce que tu es partant pour tenter l’expérience ? »
Ce n’est pas un peu difficile de débaucher des auteurs japonais dans la réalité ? Les éditeurs japonais, quand ils ont un auteur maison, ils ne le lâchent que très difficilement…
S.B. : C’est possible, la preuve, j’ai déjà des auteurs qui ont accepté ou sont en passe de le faire. Les projets avancent, on commence déjà à signer des titres, je pense que j’ai mes premiers auteurs japonais qui vont commencer des livres d’ici 6 à 8 semaines.
Est-ce que vous pensez que votre passé au festival international d’Angoulême un impact important auprès des éditeurs japonais ?
S.B. : Je ne sais pas vraiment. Pour moi, ce qui a vraiment fait le déclic au Japon, ce n’est pas le festival d’Angoulême, mais plutôt l’expérience du magazine Kaboom. Le fait que j’y aille avec mon sac à dos, et en voulant recueillir directement leur point de vue sans occidentaliser leur propos. J’avais besoin de leur parole pour promouvoir une vision moins romanesque de ce qu’est la réalité, les enjeux, et ça leur a plu. Par exemple, j’en avais marre d’entendre que les explosions dans Akira sont des réminiscences de la bombe atomique. C’est des conneries, c’est un délire d’Européen, qui est même contraire à ce qu’ils pensent eux. Tout est parti de là, j’ai été très bien accueilli là-bas, nos relations ont perduré, et en réalité au festival d’Angoulême ce n’était qu’une poursuite de relations que j’avais entamées avant. Je ne sais pas si ça va jouer aujourd’hui, mais ce qui est certain, c’est qu’à chaque fois que je parle à un éditeur ou un auteur japonais, il sait que je ne suis pas là par hasard. Il sait que j’aime ça, que je lis ça depuis que je suis petit. Il connaît mon approche, mon point de vue et sait que j’ai une certaine forme de sincérité dans ma démarche, ce qui rend les relations assez simples.
Stéphane Ferrand, vous serez également en charge de Webtoon Factory, la plateforme de BD numérique que l’éditeur a lancée en janvier 2019. De l’extérieur le bilan semble plus que mitigé pour le moment. Quel est l’objectif pour ce projet ?
S.F. : En fait, il ne faut pas tirer de conclusions trop hâtives sur le sujet. Le webtoon est un projet à long terme. Je pense que si l’on veut comprendre le webtoon, il faut comparer l’époque où la BD était consommée par voie de presse, et l’époque où elle a été consommée par voie d’ouvrages dans les libraires. Et c’est un glissement et une évolution qui se sont faits sur plusieurs décennies. Pour le webtoon, on est dans un changement de paradigme aussi. On change de support, on change de manière de consommer, lire et dessiner la BD… C’est une évolution dans le fond et dans la forme. Aujourd’hui, ce n’est pas un projet rentable, mais cette plateforme repose sur des acquis et une réputation. C’est l’une des seules qui proposent de la création de webtoon français et il y a plein de choses intéressantes à développer. C’est très très excitant.
Quelle stratégie allez-vous adopter ?
S.F. : L’idée est de diversifier au maximum. À la fois de garder cette colonne vertébrale de création française, qui est notre spécificité et notre force actuelle, mais en plus de s’ouvrir de plus en plus à d’autres schémas, en collaboration, en création ou en achat de droits. C’est finalement un peu la même stratégie que pour Vega-Dupuis. Webtoon Factory a aussi passé la phase de mise en place, et là on passe en phase de déploiement d’une nouvelle stratégie éditoriale pour se déployer. Les entreprises du webtoon qui arrivent à dégager de l’argent à l’heure actuelle sont rares. Il y a Delitoon, car ils sont là depuis plus longtemps que nous. Il y a aussi Naver, le leader incontesté, car ils existent depuis plus de 10 ans et qu’ils ont derrière eux l’équivalent du Google coréen. Ils ont démultiplié les séries et les auteurs, et sont leaders du marché, car ils ont un fonds. De notre côté, on a à présent un fonds qui va se déployer autour d’une nouvelle méthodologie et d’un nouveau rapport entre l’équilibre gratuit/payant. L’objectif est d’offrir de multiples expériences de lecture possibles à un lectorat qui n’a rien contre payer pour lire du webtoon, mais qui veut aussi avoir un accès gratuit à un certain nombre de choses. Car c’est toujours pareil, quand on est sur du dématérialisé, on a un besoin de gratuité.
Vous continuez donc l’aspect création et vous renforcez ce schéma par de l’achat de droits, comme vos concurrents.
S.F. : Oui, c’est en cours de négociation avec différents acteurs. Mais il peut aussi y avoir des échanges ! C’est envisagé avec des opérateurs webtoon coréens qui ont un regard très intéressé par notre catalogue de webtoon français. Et ce serait une excellente chose pour nos auteurs aussi. Car offrir une visibilité en France, c’est bien, mais leur offrir des possibilités à l’international, c’est mieux ! Et ça tombe bien, car nous on cherche l’inverse, des auteurs coréens à apporter à notre catalogue. Donc, à partir de là, on a deux possibilités : soit on fait des contrats de droits classiques, soit on part sur quelque chose qui ressemble plus à de l’échange… C’est bénéfique pour tout le monde, ça ne coûte rien à personne et tout le monde y trouve son compte… J’ai toujours cette manière de voir les choses un peu à côté et je pense qu’on est aujourd’hui à une phase de déploiement où on a besoin de démultiplier les possibilités. Le lectorat ne pourra que s’y retrouver, car cela fera plus de choix, plus de variété. Et derrière, il sera possible d’embrayer sur ces tentatives et expérimentations avec des schémas plus financiarisés et qui feront qu’un auteur français pourrait gagner de l’argent sur plusieurs territoires.
Est-ce que le calendrier de ce changement est arrêté ?
S.F. : Je vais demander un certain nombre d’innovations sur le site et les applications, ce qui présuppose des développements techniques et technologiques, cela prendre donc un peu plus de temps que la reprise de Vega. A priori, cela devrait pouvoir commencer à se déployer au premier semestre 2021.
Et la prochaine étape de Dupuis, ce serait quoi ? Une collection de comics ?
S.B. : Non, car je trouve que c’est très bien fait chez Media Participations avec Urban Comics. Je vais certes faire de la création avec des auteurs américains, mais il n’y aura pas de publishing en comics, ou alors très peu et pas de grosses licences.
Mais chez Media Participation, il y a Kana qui fait déjà du manga également, pourquoi se lancer dans le publishing de manga ?
S.B. : L’esthétique et les codes du manga ne sont pas solubles dans la BD franco-belge sans accompagnement. C’est-à-dire que si je veux faire du manga de création, je suis obligé d’avoir un catalogue manga pour le diffuser, sinon je ne suis présent nulle part. Alors que si je veux faire de la création américaine, c’est beaucoup plus facilement assimilable avec d’autres créations franco-belges. Je n’ai pas besoin d’avoir spécifiquement une collection comics pour arriver à trouver mon lectorat. J’avais une nécessité dans le manga d’avoir cette colonne vertébrale que sera Vega-Dupuis. Je n’en ai pas besoin dans le comics. L’exemple de Guillem March est flagrant. C’est un auteur européen qui travaille sur Batman, et on est capable de faire de son Karmen un succès en France.
Et l’idée serait de coproduire les titres avec des éditeurs internationaux ?
S.B. : Tout à fait, l’idée est vraiment de mutualiser. En tout cas si c’est possible de le faire, je préfère !
En réalité, on se rend compte que ce développement vers l’international est un peu ce que vous avez voulu insuffler au festival d’Angoulême. Une ouverture, une présentation de toutes les bandes dessinées sans distinction d’origine…
S.B. : Une des idées principales à cette ouverture du catalogue Dupuis est là aussi d’arriver à internationaliser le plus possible la bande dessinée. Casser les préjugés et le cloisonnement qu’on évoquait auparavant. Pour donner un exemple concret, en ce moment on est en train d’accompagner Guillem March. On le lance chez l’éditeur Image comics et c’est nous qui sommes moteurs. Pour des auteurs qui ont envie de faire un pas de côté à un moment, s’il y a des possibilités, il n’y a pas de raisons qu’on ne les aide pas à faire ce qui les motive. J’espère que cela pourra également se faire dans l’autre sens. L’idée est l’ouverture, l’échange, la collaboration internationale au sens large. Avec des auteurs japonais, américains ou autres !
PROPOS RECUEILLIS PAR RÉMI I.
(Merci à Mathieu Poulhalec des éditions Dupuis.)
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